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par un ciel pur et une bonne brise, le navire filait vent arrière, depuis le capitaine jusqu’au dernier mousse, chacun pouvait jouir également de ces deux éternels bienfaits de Dieu : l’air et le soleil. Tels sont les progrès de la civilisation, et je me demande une fois de plus si les avantages qu’elle procure à ses privilégiés valent le prix qu’elle les fait payer à ses victimes.

Il est à notre bord une autre population dont la condition m’intéresse également : ce sont les émigrans. Nous en transportons plus de cinq cents, dont cent quarante enfans. Ils sont tous entassés dans le second pont, au-dessous des premières et des secondes. C’est dans cet espace étroit qu’ils couchent, qu’ils mangent et qu’ils se tiennent lorsque le mauvais temps ne leur permet pas de monter sur le pont. Pendant trois jours, il a été impossible de les laisser sortir ni de leur donner de l’air. Lorsque j’y descends, les hommes de l’équipage sont en train de balayer les immondices de toute sorte qui salissent le plancher, et une odeur aigre et nauséabonde, dont je n’ai pas besoin de dire la cause, commence à peine à se dissiper. Cependant leur condition s’est singulièrement améliorée, car ils peuvent monter sur le pont, où ils s’assoient et s’entassent pêle-mêle, au risque d’être trempés par les lames qui de temps à autre inondent encore l’avant. Je remarque parmi eux un homme jeune encore, manifestement atteint par la phtisie, et que je vois toujours la tête appuyée sur l’épaule de sa femme. Je ne saurais dire la compassion que m’inspirent ces braves gens, presque tous originaires de l’Alsace ou de la Suisse allemande. Je me demande à quelles épreuves ils ont été réduits dans leur pays pour qu’ils aient pris le parti de quitter ainsi ce qui est si cher au cœur de chacun de nous, le toit sous lequel ils sont nés, l’église où ils ont été mariés, le cimetière où reposent les os de leurs pères, et de tenter cette vie d’aventure où l’émigrant peut rencontrer aussi bien la misère que la fortune. On m’assure que je me trompe, que cette sensibilité tombe à faux et que, parmi ces émigrans, il y en a plus d’un qui porte sur lui une ceinture d’argent bien garnie. J’ai peine à le croire, et le peu de relations que je parviens à nouer avec eux me confirment dans mon impression. Je fais causer un Alsacien qui tient sur ses genoux deux enfans, tandis que sa femme, grosse, est étalée sur le pont au dernier degré de la prostration : « Pourquoi avez-vous quitté votre pays? lui dis-je. — Che peux pas vivre. Che ne gagne pas assez. — Où allez-vous? — A Rochester. — Où est-ce? — Che ne sais pas. — Qu’est-ce qui vous attire là? — C’est mon frère. Y paraît qu’y gagne. » Je ne puis en tirer autre chose. Vers le soir, tout ce pauvre monde s’efforce de s’égayer un peu. Ils montent un orchestre avec les instrumens les plus divers, une flûte, un tambour, une bouteille, et ils valsent à trois temps, l’homme