Page:Revue des Deux Mondes - 1882 - tome 49.djvu/812

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

passant ses deux bras autour de la taille de la femme, la femme reposant ses deux mains sur les épaules de l’homme, suivant la mode allemande ; ou bien ils chantent en partie des airs lents et tristes, comme tous les chants populaires, dont, à la tombée de la nuit, l’effet est mélancolique et saisissant. Tout en les écoutant avec sympathie, je les admire et les sens supérieurs à moi. Si j’étais courbé comme eux sous la dure loi de la misère, je ne sais si j’aurais l’énergie d’engager ainsi la lutte avec la mauvaise fortune. Plutôt que de rompre courageusement un jour avec les souvenirs et les affections qui aident l’homme à supporter la vie, j’aimerais mieux, il me semble, continuer de souffrir où j’aurais vécu et mourir où je serais né.

Le retour du beau temps fait émerger des profondeurs du bateau beaucoup de figures nouvelles et, nous commençons à faire connaissance avec nos autres compagnons de voyage. La société que transporte le Canada est des plus mélangées. On y trouve un docteur californien, marié à une cantatrice belge, qui, de son propre aveu, se croit obligé par patriotisme de soutenir sur tous les points la supériorité des Américains ; un dentiste italien, marié à une Française, qui chante des romances en roulant les yeux ; deux commis voyageurs gascons qui vont débiter des articles-Paris aux États-Unis et commencent leur commerce sur le bateau en vendant leurs propres lorgnettes ; un pharmacien de la Nouvelle-Orléans, qui se drape avec fierté dans une capote de conducteur d’omnibus, dont il a fait l’emplette à Paris et dont il paraît fort satisfait ; plus un certain nombre de ménages américains qui ne me paraissent pas appartenir aux rangs les plus élevés de la société. Une chose me frappe comme trait de mœurs : c’est le peu de surveillance dont les enfans américains sont l’objet et leur allure délurée. Je m’imagine les angoisses d’une mère française retenue à fond de cale par la maladie et sachant que ses enfans courent sur le pont par un gros temps. Tel est le cas de nos enfans américains, qui vont, viennent, courent et jouent pendant plusieurs jours, garçons et filles, sans que nous puissions démêler à qui ils appartiennent. Ce sont déjà de petits hommes indépendans. Un d’eux surtout me frappe ; c’est un gamin de quatre ans qui marche posément, tombe, se relève, sans jamais se plaindre, et répond avec fierté quand on lui demande quel est son pays : « Je suis de Chicago. » Aussi lui avons-nous donné ce surnom. Sa mère, qui apparaît dans les derniers jours de la traversée, était venue s’établir en France, comptant y rester plusieurs années. Mais, au bout de quelques mois, elle s’est sentie home-sick, et elle retourne à Chicago, qu’elle nous engage fort à visiter, n’imaginant pas, dit-elle, « qu’il puisse y avoir une plus belle ville au monde. Il y a onze