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se promènent, tantôt apparaissant dans la lumière des fenêtres, tantôt disparaissant dans l’ombre de la muraille. Bien qu’il soit assez avant dans la nuit, la température est d’une douceur trompeuse qui fait penser à l’Italie, au lac de Côme, à tout ce que la nature méridionale a de plus attrayant. Je m’attarde dans ce pavillon un peu plus longtemps que les autres et je goûte là une impression complète de charme et de poésie dont le souvenir est demeuré d’autant plus vif dans ma mémoire que cette impression a été unique pendant toute la durée de mon séjour aux États-Unis.

Le lendemain matin, nous partons de très bonne heure pour le Niagara. Un train spécial nous attend sur l’autre rive de l’Hudson, à la station du New-York Central, car nous avons avec nous le fils du principal propriétaire de cette importante ligne, dont le nom n’est pas moins connu en Europe pour la protection qu’il accorde aux arts que pour sa colossale fortune. Ce train se compose de trois wagons, un salon, un fumoir, une salle à manger communiquant les uns avec les autres. L’installation intérieure en est fort confortable et fort luxueuse, ce qui n’en est pas moins cause pour moi de quelques désagrémens. J’ai l’honneur, en effet (honneur qui, souvent, n’est pas sans épines), d’être administrateur d’une grande compagnie de chemin de fer. Aussi, mes compagnons, qui le savent, cherchent-ils à m’humilier par la comparaison de ces magnifiques wagons avec nos wagons français. Vainement je leur dis qu’il ne faut pas comparer les voitures d’un train ordinaire avec celles d’un train de luxe organisé par le propriétaire d’une compagnie ; vainement aussi je leur fais observer que, s’il est charmant de voyager tous ensemble, quand on se connaît, dans un salon qui peut contenir trente personnes, cela pourrait être fort ennuyeux si l’on ne se connaissait pas, et je fais valoir que, pour aller de Paris à Marseille, la solitude d’un coupé-lit a du bon. La première impression est la plus forte et je suis obligé de plier devant l’orage, comptant sur une expérience plus prolongée pour amener mes compagnons à cette conclusion, que, si les immenses wagons américains sont ce qui convient le mieux aux grands parcours de l’Amérique, nos wagons et nos coupés sont ce qui convient le mieux aux parcours français. Pour me dérober à la discussion, je profite d’une halte à Albany et je demande la permission de faire une partie du trajet sur la machine. On me présente au mécanicien ; nous nous serrons la main ; c’est affaire conclue. Ma nouvelle connaissance est un gros homme roux, trapu, épais, très différent comme type de nos mécaniciens français, qui sont généralement fins et nerveux. Celui-ci, au contraire, est évidemment un flegmatique. C’est, dit-on, les flegmatiques qui mènent le monde ; je ne sais si cela est vrai, mais quand faire se peut, mieux vaut assurément que ce soient eux qui mènent les