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trains. Nous partons, et à peine ai-je fait un quart d’heure de route que j’apprécie toute la supériorité des locomotives américaines sur les nôtres au point de vue si important de l’installation des mécaniciens. Nos mécaniciens français ne sont protégés contre le vent et la poussière que par une sorte d’auvent métallique dans lequel sont pratiquées deux lunettes en verre. Les mécaniciens américains sont abrités dans l’intérieur d’une sorte de loge dont le toit est soutenu sur des montans de bois et dont les parois sont en fenêtres à coulisses, ce qui, tout en les abritant de la pluie et de la neige, leur permet d’avoir l’œil aux signaux aussi bien de côté qu’en avant et de se pencher à leur gré. Dans l’intérieur de cette loge sont deux coffres recouverts d’un coussin de cuir : sur l’un, s’assoit le mécanicien; sur l’autre, le chauffeur, et dans l’intérieur ils peuvent mettre tel surtout dont ils auraient besoin en route. Un peu en arrière est une fontaine d’eau glacée (la boisson nationale), dont je n’ai pas été fâché, chemin faisant, de boire un verre. Ainsi installé, un mécanicien peut faire huit heures de service dans une même journée, coupées par quatre heures de repos, et j’ai compris moi-même, par la comparaison avec pareille expérience faite en France, comment la fatigue devait être beaucoup moins grande pour eux. Il y aurait là, j’en suis convaincu, un perfectionnement à apporter à nos machines françaises, et, lorsqu’on y sera venu, on s’étonnera d’avoir tardé si longtemps.

Je quitte cependant ma machine pour venir prendre ma part d’un lunch de cinquante couverts qui nous est servi, chemin faisant. N’étaient les secousses et le bruit assourdissant, on pourrait se croire dans une salle à manger d’hôtel, un peu étroite, à la vérité. C’est à peine si nous entendons nos propres paroles, ce qui n’empêche pas les toasts et les discours d’aller leur train.. Une fois entré dans cette voie, on peut aller loin. Un lecteur consciencieux que la Revue compte en Amérique (lui-même homme de lettres fort distingué) finit par proposer de boire à ma santé comme à celle of a distinguished representative of French literature. Je prends la balle au bond et, après avoir décliné cette qualité dont on veut m’honorer, j’en profite pour dire en quelques paroles que, si nous sommes tous également reconnaissans de la sympathie témoignée à la France du présent, il ne faut cependant pas oublier la France du passé, ni cette vieille monarchie française qui a tant fait pour la cause de la liberté américaine : je termine ces paroles d’autant plus applaudies qu’elles ont été moins entendues en proposant de boire aux souvenirs de ce passé dont aucun Français ne saurait être tenté de répudier l’héritage, parce qu’il est le patrimoine commun de notre gloire nationale et que tous les Français sont ses enfans. La pensée qui m’inspire est parfaitement comprise de tout mon auditoire, et celui-là même qui avait tout à l’heure porté ma