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ressentir en présence de ce spectacle celui qui l’a pour la première fois contemplé. Combien de siècles y a-t-il qu’un de ces primitifs habitans de l’Amérique, dont l’origine demeure enveloppée de tant de mystères, s’est arrêté pour la première fois en ce même lieu où nous sommes aujourd’hui rassemblés ? Était-ce un chasseur égaré à la poursuite de quelque gibier blessé ? était-ce une horde de sauvages suivant le sentier de la guerre ? Le chasseur s’est-il contenté d’apaiser sa soif dans le fleuve, les guerriers d’y laver leurs mains ensanglantées, et ont-ils continué leur route indifférente ? ou bien, au contraire, se sont-ils arrêtés stupéfaits devant ce même spectacle qui nous attire aujourd’hui, et, pleins de terreur, se sont-ils jetés la face contre terre pour adorer leur Dieu ? S’il est vrai que dans la langue indienne Niagara veuille dire : Tonnerre des eaux, ce nom expressif, montrerait que l’impression de ces peuplades barbares n’a pas été moins vive que la nôtre. Je me demande cependant si un certain degré de civilisation et de culture n’est pas nécessaire à l’intelligence de la nature et si, par exemple, le paysan savoyard, élevé dans la vallée de Chamounix, admire autant les glaciers du Mont-Blanc que le voyageur étranger. Je ne suis pas très enthousiaste de la civilisation, mais je le suis encore moins de la barbarie, et j’ai peine à croire, en y songeant bien, que les impressions des sauvages en présence du Niagara fussent très différentes de celles de nos chevaux, qui pour le moment sont pacifiquement occupés à brouter l’herbe.

Nous remontons en voiture pour la troisième fois et, après avoir repassé sur la rive américaine, nous traversons de nouveau le fleuve sur un pont de bois situé au-dessus de la chute pour nous rendre à Goat-Island. Là du moins la nature a été respectée ; les arbres sont encore debout. De la pointe de l’île opposée aux chutes on peut, mieux que de nulle part ailleurs, comprendre ce qui fait de la cataracte du Niagara un spectacle unique dans le monde. Le Niagara, comme on sait, est moins un fleuve que la décharge du lac Ontario dans le lac Erié ; aussi, avant qu’il se divise en deux bras, sa largeur est-elle égale à celle du lac Léman à l’entrée du port de Genève. Cette immense masse d’eau roule avec rapidité, déjà agitée et frémissante comme si elle pressentait les terribles accidens qu’elle va rencontrer. Les petits rochers sur lesquels elle bondit font par endroits bouillonner à sa surface une écume dont la blancheur contraste avec sa couleur bleue. À l’heure où nous parvenons à la pointe de l’ile, le soleil vient de se coucher dans un ciel clair et froid. La rive canadienne s’aperçoit encore couverte de bois, tandis que la rive américaine, plate et dénudée, se perd déjà dans une demi-obscurité. Ce qui rappelle l’homme disparaît ; on ne voit plus