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fois banqueroute à l’extérieur ; elle fait tous les jours banqueroute à l’intérieur. La douceur orientale, le fatalisme musulman, s’accommodent de procédés financiers qui, en Occident, amèneraient sans nul doute de sanglantes révolutions. Rien ne saurait donner une idée plus exacte de ce que la Turquie peut supporter, je ne dirai pas sans se plaindre, mais du moins sans protester, que la manière dont le gouvernement turc s’y est pris pour retirer le papier-monnaie qui inondait l’empire et pour arriver à une situation monétaire à peu près bonne. On avait créé, durant la guerre, une telle quantité de caïmés, qu’il en était résulté, on le sait, la plus effroyable dépréciation. Le caïmé n’avait presque plus de valeur, et naturellement, moins il valait, plus on le multipliait. Le gouvernement, auquel on s’empressait de payer les impôts en caïmés, voyait peu à peu se fondre ses revenus. Dans une situation pareille, tout autre état eût fait un emprunt pour retirer de la circulation une monnaie artificielle aussi profondément avilie. Mais la Turquie ne pouvait pas songer à faire un emprunt ; elle n’aurait jamais trouvé de souscripteurs. Il a donc fallu guérir la plaie en taillant dans le vif, c’est-à-dire refuser de recevoir les caïmés dans les caisses des percepteurs, ce qui équivalait à priver du jour au lendemain les détenteurs de caïmés de toute la fortune qu’ils représentaient ou qu’ils étaient censés représenter. On a bien mis dans la pratique quelque adoucissement à cette mesure inique, on a bien masqué sous d’apparentes précautions cette spoliation évidente ; mais, au total, la spoliation a eu lieu, et il est inutile d’exposer ici les déguisemens dont on l’a couverte, attendu qu’ils n’ont pas été autre chose que des déguisemens. L’opération, je dois le dire, a réussi. Les sujets du sultan sont tellement habitués à souffrir, qu’il leur a paru tout simple, après une guerre désastreuse où leur sang avait coulé à flots, de perdre aussi leur argent. Leur ruine n’était pourtant pas complète. Outre le caïmé, monnaie de papier, il circulait dans l’intérieur de l’empire des monnaies fiduciaires d’argent, le bechlik et l’altilik, dont la valeur légale était : celle du bechlik de 5 piastres 1/2, celle de l’altilik de 6 piastres 1/2. C’était encore là pour le trésor une cause de pertes continuelles, car les contribuables, comme il fallait s’y attendre, faisaient de grandes provisions de bechliks et d’altiliks pour payer les impôts. Dans certaines contrées de l’empire, en Anatolie et en Syrie par exemple, ces monnaies d’ailleurs étaient presque les seules qui fussent employées à l’usage courant. Il en était de même dans toutes les régions pauvres ou appauvries, lesquelles hélas ! sont si nombreuses en Turquie. Alléché sans doute par le succès du retrait du caïmé, le gouvernement turc a décrété subitement que le bechlik et l’altilik ne seraient reçus dans les caisses