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atteindre Prague : il lui suffisait de suivre les deux côtés d’un rectangle dont on ne lui interdisait que la diagonale.

Cette inaction à la suite d’une affaire si vivement et si heureusement engagée était si peu dans le caractère habituel de Frédéric que tous les témoins la remarquèrent et que tous les historiens la constatent. Valori, très indulgent pour lui en général, déclare dans ses Mémoires qu’il se contenta ce jour-là du vain honneur du champ de bataille. « Les Prussiens, dit M. d’Arneth, ne poursuivirent le prince Charles que dans la mesure strictement nécessaire pour montrer qu’ils étaient les maîtres du terrain. » Les affirmations de M. Droysen lui-même, tout aussi précises, sont accompagnées d’un commentaire qui dans sa bouche est significatif : « Il était, dit-il, au pouvoir du roi d’anéantir l’armée vaincue, qui semblait fondre dans sa retraite. Mais ce n’était pas son dessein[1]. » M. Léopold Ranke va plus loin encore ; il affirme que le maréchal Schmettau ayant vivement pressé Frédéric de tirer un parti complet de sa victoire : « Je ne veux pas, répondit celui-ci, abaisser à ce point la reine de Hongrie. » C’était donc en quelque sorte un duel que le vainqueur arrêtait volontairement après la première effusion de sang.

Mais s’il n’entrait pas dans le plan de Frédéric de recueillir tout le fruit de cette heureuse journée, au moins ne se fit-il pas faute d’en faire beaucoup de bruit et, s’il ne frappait pas très fort, de parler très haut. Il écrivit de sa propre main dès le soir au roi de France, à l’empereur, au roi de Pologne, à Belle-Isle, à Broglie, à Valori et à Podewils, à chacun dans des termes différens, mais sur un ton plein d’exaltation et d’enthousiasme : « Sire, disait-il à Louis XV par un billet tracé sur le champ de bataille même, le prince Charles m’a attaqué et je l’ai battu. » Et à Charles VII : « Ma satisfaction est d’autant plus grande que j’espère que Votre Majesté impériale se verra par là maître de la Bohême. » Et enfin à Broglie, non sans une pointe d’ironie assez blessante : « Je suis persuadé que vous ne manquerez pas de profiter de la consternation que cette nouvelle causera dans l’armée du prince Lobkowitz. Il importe extrêmement à la cause commune que vous ne laissiez pas à l’ennemi le temps de se reconnaître, et comme de ma part je porte des coups si considérables sur l’ennemi, il ne serait pas permis, si votre armée voulait

  1. Valori, Mémoires, t. 1, p. 158 ; — d’Arneth, t. II, p. 55 ; — Droysen, t. I, p. 450. — Belle-Isle, dans une lettre à Charles VII, datée de quelques jours après son arrivée, témoigne sa surprise de ce que le roi de Prusse n’ait pas voulu tirer tout le fruit de sa victoire en faisant deux ou trois marches en avant, ce qui aurait forcé le prince Charles à sortir de la Bohème, 26 mai 1741. (Bibliothèque nationale. — Nouvelles acquisitions.) La Bibliothèque nationale possède une collection assez complète des lettres de Charles VII aux maréchaux de Broglie et de Belle-Isle, acquise par elle il y a peu d’années.