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les troupes confiées à sa discrétion se tirer d’affaire comme elles pourraient à cinquante lieues de leur base d’opération ? A la seule pensée de se livrer ainsi pieds et poings liés à un voisin qu’il avait toujours détesté, le roi Auguste restait bouche béante, osant à peine respirer. Valori et Desalleurs échangeaient des regards inquiets, se demandant ce que le maréchal de Broglie, privé, sans cérémonie, du bras droit de son armée, penserait de ce genre d’amputation.

On voudrait croire que ces soupçons partaient d’imaginations trop craintives ; mais c’est Frédéric lui-même qui parait avoir évité de s’en justifier trop complètement, a L’expédition de Moravie, dit-il dans l’Histoire de mon temps, était la seule que les circonstances permettaient d’entreprendre parce qu’elle rendait ce roi plus nécessaire et le mettait en situation d’être recherché des deux partis. Le roi s’y détermina en même temps, bien résolu pourtant de n’y employer que le moins de ses troupes qu’il pourrait et le plus de celles que ses alliés voudraient lui donner[1]. » Il serait difficile de comprendre pourquoi, au cours d’une expédition guerrière, il tenait à être recherché des deux partis, excepté pour se ménager la possibilité de traiter avec l’un en abandonnant l’autre à son mauvais sort. Et quant à la précaution étrange d’engager le moins de ses troupes qu’il pourrait, pourquoi limiter ainsi son enjeu, si ce n’était pour laisser à ses alliés tous les risques de l’opération ? Enfin c’est encore Frédéric lui-même (et les correspondances nouvellement publiées confirment cet aveu) qui nous apprend qu’au même moment où il tentait cette expédition chevaleresque, il se ménageait à Brünn, le chef-lieu de la province où il allait entrer, des intelligences avec un chanoine toscan du nom de Giannini, connaissance particulière du grand-duc, et par le canal duquel il se mettait en mesure de recevoir les communications secrètes que ce prince pourrait avoir à lui faire[2].

Ce fut Maurice de Saxe qui rompit le silence : il combattit le projet de diversion proposé, par des raisons qu’il rendit les meilleures possibles, mais dont aucune n’était ni la vraie, ni la vraiment bonne. Il insista surtout sur le danger de diminuer, dans le voisinage du grand-duc, l’effectif des troupes françaises, déjà réduit par les fatigues et les maladies de tout genre. Il fit valoir la difficulté de se procurer les subsistances nécessaires pour une expédition si lointaine, à travers des pays ravagés par les armées ou tellement hostiles qu’on ne pouvait compter sur les ressources locales. Sa double qualité de prince saxon et de général français, l’éclat qu’il devait à

  1. Frédéric, Histoire de mon temps, chap. V.
  2. Frédéric, Histoire de mon temps, chap. V. — D’Arneth, t. II, p. 472 et suiv. — Pol. Corr., t. II, p. 34, 35, 71, 72.