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quoique au matin, sa faucille paresseuse abat le blé en lignes irrégulières et il reste en arrière de son compagnon, qui le gourmande ; mais l’amour pénètre cet esprit naïf d’un souffle délicat et le remplit de passion. Écoutez la chanson qu’il a faite pour l’objet de sa tendresse :

Muses piérides, chantez avec moi la svelte jeune fille ; car tout ce que vous touchez, ô déesses, vous le rendez beau.
Charmante Bombyca, tous t’appellent noire Syrienne, maigre, brûlée par le soleil ; pour moi seule tu es dorée comme le miel.
Noire aussi est la violette, noire l’hyacinthe où se dessinent des lettres ; et pourtant dans les couronnes on les préfère à toutes.
Le cityse attire la chèvre ; la chèvre, le loup ; la charrue, la grue ; et moi, c’est vers toi que mon amour m’entraîne.
Que n’ai-je tout ce que, dit-on, possédait Crésus ! Tous deux, représentés en or, nous serions consacrés à Aphrodite ;
Toi, tenant à la main tes flûtes, ou une rose, ou une pomme ; moi, avec un vêtement neuf et des chaussures neuves d’Amyclées à mes deux pieds.
Charmante Bombyca, tes pieds sont des osselets[1], ta voix une morelle[2] ; ce qu’est la grâce de ta tournure, je ne puis le dire.

Comme tout, dans cette heureuse recherche de naïveté, est spirituellement expressif ! Auprès de son camarade, le jeune moissonneur est un savant : il connaît Crésus ; c’est un rêveur : il a des visions où il contemple sa statue d’or et celle de sa maîtresse ; mais comme il reste bien dans sa condition ! Il représente la poésie pénétrant dans la grossièreté des mœurs de la campagne. Ses amours ne paraissent pas bien relevées. Cette Bombyca, dont le nom sonore semble annoncer la profession, c’est une joueuse de flûte qui va dans les fermes jouer pour les moissonneurs ; maigre et noire, elle n’est belle qu’aux yeux de celui qu’elle a charmé et qui brave pour elle les railleries. Tout cela vit, tout cela se voit et se sent, soit dans le dialogue des deux hommes, soit dans leurs chansons, par des traits naturels et par des contrastes d’une remarquable netteté. Sans les chansons, nous aurions un mime rustique ; ce sont elles qui constituent l’idylle bucolique par les correspondances symétriques qu’elles renferment. Elles commencent toutes deux par une invocation à des déesses en rapport avec chacun des deux sujets, Déméter et les muses ; et surtout chacune se compose de sept dis-

  1. C’est-à-dire sont de forme élégante et pure comme les osselets.
  2. La plante dont il est ici question passait pour causer le délire.