Page:Revue des Deux Mondes - 1882 - tome 50.djvu/318

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
 Les corrections sont expliquées en page de discussion
312
REVUE DES DEUX MONDES.

réalité un poète très civilisé, subit d’avance si complètement le charme de ces légendes de bergers tant de fois redites, il s’éprend d’un tel enthousiasme pour le chevrier Comatas merveilleusement sauvé par les muses, qu’il s’écrie lui-même : « Ô bienheureux Comatas,… que n’es-tu de nos jours au nombre des vivans ! Je ferais paître mes chèvres dans les montagnes en écoutant ta voix… » Le même mélange existe dans la chanson de Simichidas ou Théocrite. Avec une élégance toute anacréontique, il appelle les Amours, « pareils à des pommes rougissantes, » pour qu’ils percent de leurs flèches l’insensible objet de la passion du poète Aratus ; mais il confie aussi les intérêts de son ami à une divinité pastorale, à Pan, qu’il menace, pour stimuler son zèle, de la flagellation superstitieuse que les Arcadiens infligeaient à sa statue, et il termine en conseillant à l’amant malheureux d’user d’un remède tout populaire, de s’adresser à quelque vieille qui, en crachant, le délivre de ses maux.

Cette incomplète analyse suffit pour faire voir la diversité des élémens que Théocrite a voulu rapprocher ; mais ce qu’elle ne fait nullement saisir, ce sont les intentions et les effets ; c’est l’impression d’une naïveté, parfois presque puérile, s’intéressant à chaque détail, avide de toutes les notions vraies ou merveilleuses qui peuvent parvenir jusqu’à des oreilles rustiques, s’abandonnant à de courts élans de sensibilité et de poésie pour retomber aussitôt dans la réalité familière ; c’est la grâce, naturelle ou étudiée, qui est répandue sur tout ; c’est enfin le ton bucolique, qui consiste dans le rythme des vers autant que dans la mesure et le caractère des sentimens.

Je m’étonne que Saint-Marc Girardin, habitué à suivre les idées littéraires dans leurs évolutions à travers les peuples et les siècles, n’ait pas, quand il a touché à la pastorale, cédé à la tentation de caractériser les différentes formes qu’y revêt l’allégorie, suivant les temps et suivant les mœurs. Sans doute sa critique ingénieuse et spirituelle nous aurait offert plus d’une comparaison piquante entre le Lycidas de Théocrite et les bergers italiens ou français. Mais je crois qu’il se serait surtout arrêté sur l’inventeur du genre et sur le premier et le meilleur de ses imitateurs latins, sur Théocrite et sur Virgile. C’est chez eux qu’existe réellement une lutte pour introduire la nature et la vérité champêtre dans une donnée artificielle. Et encore quelle différence entre l’original grec et son élégant émule ! Virgile se suppose assis au milieu de ses chèvres et tressant une corbeille avec des tiges grêles d’hibiscus, pendant qu’il chante la douleur amoureuse de Gallus et cherche ainsi à lui ramener sa maîtresse infidèle : où y a-t-il là même un semblant d’illusion ? Le chevrier des Thalysies est bien autrement réel, malgré l’intention