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La question du décuirassement a été posée il y a longtemps déjà et par des hommes dont personne n’a nié la haute compétence. On a passé outre ; pour quelles raisons ? Je cherche et n’en vois pas d’autre, pour la France du moins, que la crainte peut-être assez légitime d’assumer les premiers la responsabilité d’une mesure aussi radicale. Le Fata viam invenient, ce moyen commode de ne rien faire, cette raison, à la hauteur de tant de caractères de nos jours, a prévalu, et le fait subsiste comme une vérité officielle. Le navire de combat est le cuirassé d’escadre ; acceptons-le avec cette seule réserve : les États-Unis d’Amérique n’ont pas de flotte cuirassée.

La seconde idée directrice est que le cuirassé d’escadre doit réunir en lui le maximum de puissance agressive avec le maximum de résistance ; elle a conduit, en Angleterre, à des créations telles que l’Inflexible et ses dérivés ; en Italie à l’Italia et au Lepanto. Voici les traits principaux de ce dernier type : longueur entre les perpendiculaires, 122 mètres ; hauteur au-dessus de l’eau, 7 mètres ; tirant d’eau, 8m,50 ; vitesse maxima, 17 nœuds ; artillerie : quatre canons de 0m,450 (100 tonnes), dix-huit pièces de 0m,17, un pont blindé situé à 1m,80 en abord et 1m,05 au milieu en dessous du niveau de l’eau ; un réduit supérieur cuirassé de 0m,450. Un éperon et, dans la batterie, des affûts lance-torpille complètent ses moyens d’attaque[1]. C’est l’idéal du genre, l’idéal italien du moins ; mais ses rivaux des autres marines ne s’éloignent guère de ces dimensions monstrueuses ; leur force de résistance est, autant qu’on peut le dire, égale à la sienne, et comme lui, ils réunissent les quatre élémens d’attaque : canons, éperons, torpilles, vitesse. Leur prix de revient à tous oscille entre 15 et 24 millions de francs, fait économique dont nous aurons à tenir compte plus tard.

Le premier et non le moins sérieux des reproches que l’on peut adresser à de telles créations, ou mieux, à l’idée dont elles procèdent, est l’oubli du principe, aujourd’hui, admis sans conteste, qu’en toute industrie, l’effet utile maximum est dû à la division du travail ; ici la méconnaissance du principe n’est pas de l’oubli, elle est cherchée, elle est voulue ; en est-elle plus rationnelle et mieux justifiée ? Le doute est permis, et les hommes les plus compétens ont élevé contre elle une objection qui ne laisse pas que d’avoir une portée sérieuse. Le cuirassé d’escadre, tel qu’ont pu le produire les ingénieurs dans les conditions que la raison des choses leur impose, est-il l’instrument de combat le plus utile, le plus effectif,

  1. Sur le Lepanto, la résistance ne repose plus sur la cuirasse, mais sur le principe de la protection demandée à la flottaison cellulaire imaginée en Angleterre, et poussé à l’extrême sur les cuirassés italiens de plus récente date.