Page:Revue des Deux Mondes - 1882 - tome 50.djvu/376

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’entrée du York-River, qui se jette dans la baie profonde de la Chesapeake, nous devons pour nous y rendre descendre d’abord le Potomac, puis la baie elle-même. C’est l’affaire d’un jour et d’une nuit. La navigation du Potomac n’a pas, il s’en faut, le pittoresque de celle de l’Hudson, et la plus grande ressemblance qu’il y ait entre les deux fleuves est celle de leurs eaux également jaunes et bourbeuses. Au lieu d’être rocailleuses et escarpées, les rives du Potomac sont généralement sablonneuses et basses. Cependant elles se relèvent parfois en collines boisées, ou bien, lorsque la rive est plate, de grands beaux arbres au feuillage changeant viennent baigner jusque dans l’eau l’extrémité de leurs branches. Cette navigation n’est donc pas dépourvue d’attrait, et ces larges fleuves américains ont une grandeur calme qui n’est pas sans charme.

Notre première étape est marquée à Mount-Vernon, la célèbre habitation de Washington. Cette visite m’intéresse bien plus que de loin je ne l’aurais pensé. Avant mon départ pour l’Amérique, la grande figure de Washington n’avait guère, en effet, je dois l’avouer, plus de vie à mes yeux que celle de ces personnages antiques, Caton l’Ancien ou Aristide le juste, dont les vertus ont quelque peu ennuyé notre enfance. Mais en voyant de quelle vénération sa mémoire est entourée dans sa patrie, et en relisant l’histoire de sa vie, j’ai mieux compris à quel point l’indépendance des États-Unis est son œuvre et comment sa volonté tenace a su, au milieu de toutes les défaillances, de toutes les rivalités qui l’entouraient, maintenir l’unité des efforts et assurer le succès de la lutte. Ce qui a achevé surtout de faire à mes yeux de cette figure un peu froide un personnage de chair et d’os, c’est une visite que, la veille de notre embarquement à bord de la City of Calskill, j’ai faite aux archives du département d’état. On conserve précieusement tous les papiers de Washington, sa correspondance politique, ses lettres privées et ses journaux. Les journaux surtout m’ont intéressé. A différentes époques de sa vie, et principalement lorsque les affaires politiques auxquelles il a été si activement mêlé lui laissaient quelques loisirs, Washington avait l’habitude de tenir un compte minutieux de l’emploi de son temps. A les prendre en eux-mêmes, ces journaux offrent à vrai dire peu d’intérêt ; rien que la consignation des faits matériels et la distribution de ses heures depuis le matin jusqu’au soir. Mais à travers ces notes assez sèches on devine la pensée qui les a dictées : une disposition minutieusement scrupuleuse à contrôler l’usage de ses journées et à s’assurer qu’il n’y mettait rien dont il dût rougir. Dans un fragment de sa jeunesse j’ai relevé cette belle image : « Travaillez toute votre vie à ne pas laisser éteindre dans votre poitrine cette petite étincelle du feu céleste qui s’appelle la conscience. » Cette petite étincelle du feu céleste n’a jamais cessé d’éclairer sa