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— Autrement dit, l’effet ne dépasserait pas la rampe, et somme toute, il avait raison et c’est nous qui nous égarons lorsque nous prétendons imposer nos raffinemens au plus grand nombre. Les gens qui vont voir un ballet n’y mettent point tant de malice ; pourvu que la danseuse soit à la mode et que le pas soit bien rythme, ils ne s’inquiètent point si la musique est de Schubert, de Mendelssohn ou de Beethoven, ce qui d’ailleurs ne les empêche nullement de se rendre ensuite le dimanche au Conservatoire pour y faire leurs dévotions. Vous voyez que je suis libéral et que j’admets la séparation de l’église et du théâtre.

Nous causâmes ainsi jusqu’au matin, non moins enthousiastes l’un que l’autre et non moins entraînés. Musset avait à cette époque, une amie qui lui jouait les transcriptions de Liszt. C’est dire qu’il savait par cœur son Schubert et croyait l’avoir découvert. Le pittoresque l’émerveillait ; il ne se lassait pas d’y revenir, admirant ce qu’il appelait « des effets spéciaux. »

— Ne remarquez-vous pas, ajoutait-il, que Schubert a le pittoresque en largeur, plutôt qu’en hauteur ou en profondeur et qu’il lui faut, comme à Lamartine, un grand espace pour se développer, tandis que Schumann, comme La Fontaine, opère en un rien de temps ?

Et là-dessus, il me citait la Marguerite au rouet, la Sérénade, les Chants du voyageur, la Jeune fille et la Mort, Mater dolorosa, puis s’interrompant tout à coup :

— Et le Roi des aulnes ! s’écria-t-il au paroxysme de son ravissement.

— Et la Religieuse ! répliquai-je sur le même ton.

La Religieuse, reprit-il, halte-là ! sujet réservé ; taisons-nous.

— Réservé à qui ?

— Eh pardieu ! mon cher, au seul homme ayant qualité pour en discourir.

— Et cet homme, vous le nommez ?

— Diderot… Monsieur Denis Diderot. Pensez-vous qu’il soit à Paris ? en ce cas, allons tout de suite le réveiller et vous en entendrez de belles sur la conception musicale de son collaborateur.


II

L’influence du clavier moderne en sa toute-puissance agit à ce point sur Schubert que ses plus beaux lieds vous produisent parfois l’effet d’études de piano avec accompagnement de voix humaine. Il s’assied à la table d’harmonie, laisse courir ses doigts, l’instrument a compris, il s’élance, et du jeu des modulations se dégage un brouillard sonore où bientôt apparaît la mélodie. Avez-vous jamais