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mère, on sent qu’elle raisonne juste et que Suzanne, étant données les circonstances de sa naissance et de son éducation, Suzanne, élevée au sein du bien-être, à la fois belle et pauvre, impropre aux vulgaires travaux, ne saurait, selon la logique des hommes, vivre dans le monde sans y encourir les plus grands périls et sans y succomber.

Au cloître donc, jeune fille, allez au cloître : Go to a nunnery. Et ce mot, ce n’est pas seulement la mère et l’époux de la mère qui le prononcent, ce n’est pas seulement son directeur de conscience et la supérieure de Longchamps, c’est nous tous qui lisons cette histoire, car c’est le mot de la situation, et la malheureuse enfant n’a point d’autre refuge. Voilà qui semblerait devoir atténuer l’horrible répulsion que le couvent inspire à Suzanne, si le sentiment en question n’appartenait pas beaucoup plus au philosophe. Diderot qu’à la jeune fille. Que Suzanne ait un amour au cœur, que sa révolte ait pour mobile une passion contrariée, adieu l’idée morale de l’auteur, dont la thèse est de nous démontrer l’incompatibilité de son héroïne avec les conditions de la vie monastique ! Mais à supposer que Suzanne soit une abstraction, les supérieures sont des caractères achevés, et il n’y en a pas moins de cinq que nous voyons se succéder tour à tour : la première, une hypocrite ; la deuxième, une agitée ; la troisième despotique et cruelle ; la quatrième, perdue de mœurs et la cinquième de superstition. Examinez ces diverses figures tracées de génie et d’une main impartiale ; la deuxième, par exemple, où l’on croirait surprendre la silhouette d’une Mme Guyon. L’ardeur de son mysticisme, le flot de son discours attire, séduit, enveloppe Suzanne, qui se laisse aller à prononcer ses vœux dans un moment d’exaltation dévote regretté bientôt, sous l’atroce gouvernement de la nouvelle supérieure, celle-ci d’un naturel en absolue contradiction avec le sien. Que l’on se représente une personne de forte allure, au visage mauvais, impitoyable à quiconque ne fléchit pas le genou devant elle, prompte à tous les fanatismes et pouvant servir d’illustration à cette abominable parole que le spectacle des damnés et de leurs supplices dans l’enfer sera pour les bienheureux dans le ciel un surcroît de béatitude. A l’avènement de la quatrième supérieure se sont relâchés tous les liens d’ordre et d’honnêteté ; la communauté d’Arpajon est devenue une abbaye de Thélème, où règnent la joie et l’abondance, où chacune se fait un devoir de caresser les péchés mignons et les jolis vices de la trop aimable dame guillerette, grassouillette, qui trottant, minaudant, clignant de l’œil d’ici, delà, préside aux destinées de la maison. Tout cela, très réel en somme et très vivant, ne va point cependant sans un peu de symbolisme. C’est la vie du cloître que l’auteur entend nous montrer, et si quelque lumière y brille par places, il ressort de la