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« — Je ne sais où j’irai, mais on n’est mal qu’où Dieu ne vous veut pas, et Dieu ne me veut pas ici…

« — Nous descendîmes presque ensemble ; l’office s’acheva. A la fin de l’office, lorsque toutes des sœurs étaient sur le point de se séparer, elle frappa sur son bréviaire et les arrêta :

« — Mes sœurs, leur dit-elle, je vous invite à vous jeter au pied des autels et à implorer la miséricorde de Dieu sur une religieuse qu’il a abandonnée.

« Je ne saurais vous peindre la surprise générale ; en un clin d’œil, chacune sans se remuer eut parcouru le visage de ses compagnes, cherchant à démêler la coupable à son embarras. Toutes se prosternèrent et prièrent en silence. Au bout d’un espace de temps assez considérable, la prieure entonna à voix basse le Veni Creator, puis, après un second silence, la prieure frappa sur son pupitre, et l’on sortit. »

Chez la nonne de Diderot, la soumission n’est jamais que contrainte et forcée, sa révolte ne désarme un instant que pour reprendre de plus belle et jusqu’à ce qu’elle triomphe ; chez la religieuse de Schubert, la résignation après l’orage est-elle bien définitive ? Le roman se termine par la confession tragique de la supérieure ; tout le reste n’est plus qu’un épilogue ; mais si accidenté, si espacé que soit le récit, Diderot ne quitte jamais des yeux son héroïne ; sœur Suzanne forme le centre du tableau et la sympathique jeune fille fait vivre de sa destinée les divers cloîtres qu’elle traverse. Aussi l’attrait ne fléchit point ; on ne regrette ni la monotonie du fond, ni son obscurité lugubre, tant les figures de premier plan-vous intéressent et, par-dessus toutes les autres, celle de Suzanne Simonin. Que le lecteur nous pardonne donc d’être entré dans cette analyse, indispensable pour se bien rendre compte de la conception de Schubert. Car il n’y a rien dans le roman qui ne soit dans la musique, et la musique contient, en outre, un élément capital dont le philosophe s’est privé de gaîté de cœur pour les seuls beaux yeux de sa thèse. Diderot n’a fondé l’insurmontable aversion de sa religieuse pour son état, ni sur l’amour, ni sur l’incrédulité, ni sur le goût de la dissipation. Si elle hait le couvent, c’est parce qu’il répugne à sa raison ; la nonne de Schubert, au contraire, maudit le cloître, parce qu’une passion le lui rend odieux ; l’amour absent de chez l’une éclate chez l’autre avec toutes ses flammes ; Schubert a, comme Diderot, les deux qualités maîtresses du conteur : l’invention et la caractéristique.

Le point de jonction de la poésie et de la musique est dans l’évocation des sentimens. Que Diderot frappe la note sur son clavier philosophique et qu’un Schubert la recueille, son art vous fera percevoir les mêmes émotions tout comme il vous ouvrira les mêmes