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pour se décider à déserter son œuvre et pour se résigner, tout en voyant le mieux et le plus, au pire et au moindre. Quelle tentation, mais aussi quelle chute devant sa propre conscience ! Après qu’il eut faibli un instant devant son devoir, une honte généreuse le prit ; il résolut de n’abdiquer rien du plan qu’il s’était imposé. Mais pour cela, il fallait régler sa vie entière en vue de ce résultat et organiser heure par heure, durant plusieurs années, son travail et celui de ses collaborateurs, sans se relâcher un jour et en essayant de gagner et de maintenir une avance sur l’imprimerie. M. Beaujean, dès le commencement, puis M. Jullien, puis M. Sommer, et après lui M. Despois, M. Baudry, le capitaine André, se relayaient avec un zèle infatigable. M. Littré était le reviseur général ; mais il y avait tant de détails à réviser qu’il aurait succombé à la peine sans les deux auxiliaires que l’éditeur lui octroya bien volontiers, sa femme et sa fille, témoins de ses perplexités, travaillant sous ses yeux et dans le rayon de son activité personnelle. Grâce à l’admirable économie de temps et de force qui fut ainsi réalisée, l’impression, commencée dans le dernier quartier de l’année 1859, finit en 1872 ; elle avait duré un peu plus de treize ans et avait été précédée de deux années de préparation.

Quelle vie de cénobite ! Il n’en est pas de plus sévère. Depuis huit heures du matin jusqu’au dîner, à six heures, et depuis sept heures du soir jusqu’à trois heures du matin, c’était la mesure du travail accordé au Dictionnaire, interrompu seulement pendant deux heures dans l’après-midi en faveur des autres labeurs immédiatement exigibles. L’existence ainsi réglée ne fut suspendue que par les événemens politiques, par la guerre et par la commune. M. Littré avait pris les plus sages précautions pour la conservation de ce trésor colossal de petits papiers qui était l’avenir de son Dictionnaire ; il nous raconte l’odyssée des huit caisses transportées au moment de la guerre de la cave de la petite maison de Mesnil-le-Roi dans les caves de la maison Hachette ; on aurait pu croire que c’était une fortune de banquier, aux précautions que prenait M. Littré pour la protéger ; c’était une fortune, en effet, mais d’un genre tout idéal. Quand on put rentrer à Paris, « on trouva que tout avait dormi tranquillement pendant de longs mois, et comme dans le conte de Perrault, tout, copie en train, placards à demi corrigés et feuilles commencées, se réveilla en sursaut. » Malgré la vie nouvelle qui s’était ouverte alors pour M. Littré, devenu membre de l’assemblée nationale, l’œuvre suspendue fut reprise avec tant d’activité qu’elle s’acheva dans les délais à peu près prévus. M. Littré avait cinquante-huit ans quand il remit la première page à son imprimeur ; il en avait soixante et onze quand il donna en 1872 le dernier bon à tirer, « avec le sentiment d’un résultat obtenu par de grands efforts, après