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sait ce que cette inquiétude perpétuelle, chez Balzac, lui coûtait de peine et coûtait de frais à ses éditeurs, qui finissaient par réclamer. Il ne donnait qu’à contre-cœur le bon à tirer, maniant et remaniant jusqu’au bout ses épreuves, en demandant de nouvelles, fatiguant l’imprimerie par des scrupules toujours renaissans. Sans pousser les choses aussi loin, M. Littré avait un peu la même tendance. De là ce style trop souvent compliqué, issu d’une inspiration hésitante et d’un cerveau qui se torturait, cette lenteur de la phrase surchargée, dont il ne se débarrasse que dans les courts instans de conception vive, de joie intellectuelle et de sensibilité, quand son esprit s’éclaire et s’égaie, quand son âme s’anime d’une grande émotion ou bien encore quand il est contraint par la nature du sujet et par les limites de son cadre, comme dans les définitions de son Dictionnaire, où l’heureuse nécessité de faire court le force à être excellent.

Un dernier trait que nous fournit sur lui-même M. Littré et qui complète sa physionomie morale. Était-il modeste et dans quelle mesure? « Modeste, je le suis certainement, nous dit-il, au point de vue de l’opinion que j’ai de moi-même; depuis longtemps, je m’examine, souvent et sérieusement; je ne sais si beaucoup de bonnes opinions de soi résistent à un examen répété; chez moi, la bonne opinion n’y a pas résisté. — Mais si l’on entend par modestie cette disposition morale qui fait qu’on ne se produit pas, qu’on ne se met pas en avant, qu’on se tient même en arrière, j’ai besoin d’établir une distinction : ce n’est pas la modestie qui m’a retenu en arrière, c’est la conscience de mon insuffisance pour des éventualités que j’entrevoyais vaguement et auxquelles je ne méjugeais pas capable de tenir tête. J’ai été quelquefois bien téméraire, et maintenant que l’œuvre de mon Dictionnaire est finie, je trouve que ce fut à moi une grande témérité de l’entreprendre... Devant ce genre de témérité, je ne recule pas ; mais partout ailleurs j’aurais pu être un bon soldat, je n’aurais pas été un bon capitaine[1]. » C’est cette modestie, ou plutôt cette timidité extérieure, qui l’empêchait de prendre la parole devant les assemblées dont il fit partie. Il se produisait bien rarement aussi dans les académies. Lui-même nous raconte que les vendredis, jours des séances de l’Académie des inscriptions et belles-lettres, auxquelles il était d’ailleurs très assidu (tant que le mal le lui permit), il employait l’heure tout entière à feuilleter curieusement un Bossuet, que la bibliothèque de l’Institut mettait à sa disposition, en vue des exemples qu’il avait à y recueillir pour son Dictionnaire. A l’Académie française,

  1. Conservation, Révolution, Positivisme, 2e édition, p. 204.