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qu’il se forgeait alors sur la décadence du bonapartisme, sur la consolidation de la république en 1850, sur la suppression nécessaire du budget des cultes et de l’Université, sur la désuétude de la guerre, sur le voisinage de la période positive et l’avènement définitif de la doctrine dans la direction des idées et dans le gouvernement du monde. — L’autre raison par laquelle il expliquait la vanité de ses prophéties, si rudement démenties par la réalité, c’est la confusion qui se faisait alors dans son esprit entre les prédictions de la sociologie et celles des sciences physiques comme l’astronomie. Il lui avait paru, dans les premiers enchantemens de la doctrine, que, de même que l’astronomie se démontre aux ignorans par la prévision des phénomènes célestes, ainsi la sociologie devait se démontrer par la prévision de certains faits politiques qu’elle prépare et qu’elle doit prévoir parce qu’elle les amène infailliblement. Mais plus tard il fut conduit à cette réflexion que plus une science est simple, plus la prévision y est étendue et sûre, et qu’au contraire plus une science est compliquée, plus la prévision y est restreinte et douteuse. C’est le cas de la sociologie, la plus compliquée de toutes les sciences et par conséquent celle de toutes qui doit le moins voir à longue portée, tant sont nombreux et délicats les élémens qui entrent dans ses calculs. Il fut ainsi amené à distinguer deux politiques : l’une, l’empirique, qui appartient aux hommes d’état, aux diplomates, aux militaires, aux journalistes, aux rois, aux empereurs, aux ministères, aux représentations nationales; c’est elle qui, à l’aide de l’expérience prochaine et parfois d’intuitions de génie, règle les affaires, décide les événemens et conjecture les résultats; l’autre, la politique scientifique, a, pour le moment du moins, peu de vertu pour prévoir les événemens et les contingences; mais du moins elle indique les grandes lignes du développement social et doit, par conséquent, être prise en grande considération. Encore y aurait-il bien à dire sur la réalité des conjectures de la politique scientifique et sur l’exactitude du linéament général qu’elle trace dans un lointain avenir. En plusieurs occasions, M. Littré revient sur cet aveu caractéristique. Aussi renonça-t-il tout simplement à ce rôle équivoque et difficile de prophète positiviste qui lui avait valu tant de mécomptes; il lui suffit désormais de recueillir le plus d’observations possible, de les noter, de réfléchir sur les causes et les lois des événemens passés, d’en démêler la complexité toujours croissante, de les ramener à leurs élémens générateurs. C’était là son vrai rôle de philosophe expérimental.

Avec la même ingénuité, bien touchante chez un vieillard arrivé si haut dans l’estime publique, il révisait ses illusions politiques une à une, sans respect humain, sans ménagement pour son amour-propre.