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cette histoire intérieure d’un esprit qui s’observe, se châtie et s’améliore sans cesse, dans cette page écrite peu de temps avant sa mort : « Une vie qui se prolonge beaucoup, au milieu de la souffrance permanente, il est vrai, mais avec un esprit qui garde, ce me semble, la lucidité, me ramène aux jugemens du passé par le présent, n’étant à la différence du vieillard d’Horace, ni prôneur du temps passé, ni censeur et châtieur du temps présent. Je trouve singulièrement instructif, pour moi du moins, de me reporter à quarante ou cinquante ans en arrière, et de voir ce que les événemens ont fait de ce que nous avions cru, redouté, espéré. Il me paraît, malgré la croyance contraire, qu’un vieillard qui n’est pas entêté de lui-même, est aussi redressable qu’un homme plus jeune, et qu’il peut ne plus garder de préjugé pour ce qui jadis l’avait passionné et obsédé. Je me remets ici au point de vue de la philosophie positive telle que M. Comte l’enseignait alors et telle que je l’adoptais sans réserve. La réserve, les événemens me l’ont apprise. Y a-t-il beaucoup de vieux révolutionnaires, de vieux conservateurs qui se résignent, comme le vieux positiviste que je suis, à mettre une part de leurs déceptions sur eux-mêmes, au lieu de la mettre toute sur les événemens[1] ? »

Cette réserve, que les événemens lui avaient apprise, se manifeste par l’éloignement qu’il montre de plus en plus en vieillissant pour l’école révolutionnaire, ses jugemens historiques, ses procédés de gouvernement et ses expédiens politiques. Il définit la Révolution l’ensemble des tendances qui attaquent et ruinent violemment le passé dans ses croyances et dans ses institutions. Sa source est dans le conflit croissant entre le savoir positif et les croyances théologiques; son péril est la tendance à l’anarchie, résultat inévitable des conceptions rationnelles, des combinaisons purement subjectives, en dehors de tout appui dans l’expérience, dont chacune a en soi assez d’attrait pour faire la conquête de certains groupes d’esprits, mais dont aucune n’a assez de consistance pour s’imposer au plus grand nombre et faire loi. C’est ainsi qu’elle dissout la société et qu’en même temps elle rompt brusquement l’enchaînement des générations. Elle tient le passé en grande aversion ; elle engage contre lui une lutte redoutable, et il est naturel qu’elle haïsse énergiquement son adversaire. Cette inévitable situation lui fait commettre les plus graves erreurs et les plus criantes injustices : elle l’excommunie tout entier, elle le déclare inepte et infâme, elle l’anéantirait si elle pouvait, et ne conserve aucun sentiment de l’histoire[2]. La doctrine de l’évolution se substitue de plus en plus dans les esprits

  1. Expérience rétrospective au sujet de notre plus récente histoire.
  2. Remarques, p. 103.