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se forment, qui ne parviennent pas à se fixer dans une œuvre importante et flottent en l’air au milieu des nuages. Comment se fait-il qu’aucun des fidèles n’ait songé à continuer les Actes, à nous raconter la persécution de Néron et celle de Domitien ? Si pauvre, si peu lettrée qu’on se figure la masse des chrétiens de ce temps, M. de Rossi semble avoir montré qu’il se trouvait parmi eux quelques personnages un peu plus riches que les autres et qui touchaient au grand monde. Comme tous les « collèges de pauvres gens » répandus alors sur la surface de l’empire, leur association devait posséder des protecteurs qui l’aidaient de leur argent ou de leur influence. Ceux qui donnèrent aux fidèles le terrain sous lequel ils ont construit l’inextricable réseau des catacombes étaient bien capables de tenir une plume et de raconter simplement aux plus jeunes frères les épreuves et les triomphes auxquels ils avaient assisté. Pourquoi donc ont-ils négligé de le faire ? Nous l’ignorons ; mais il est sûr qu’ils ne l’ont pas fait. Lorsqu’Eusèbe de Césarée, après la victoire de Constantin, voulut recueillir ce qui pouvait rester de ces premières annales pour en composer son Histoire, les archives des églises et les bibliothèques des fidèles ne purent presque rien lui fournir.

Où la vérité échappe, on est bien forcé de se contenter de la vraisemblance ; quand les faits manquent, les conjectures deviennent légitimes. Heureusement ici le champ des conjectures est circonscrit. Celui qui veut raconter les premiers développemens du christianisme n’est pas libre de se diriger à sa fantaisie. Les Actes des Apôtres lui donnent le point d’où il doit partir. Le point d’arrivée est aussi fixé d’avance ; c’est l’état de la chrétienté au IIe siècle, quand les apologistes commencent à écrire. Sur la route on voit luire par intervalle quelques pauvres lumières éparses ; le reste est obscur. Il s’agit de refaire avec ces faibles lueurs le chemin que le christianisme a suivi pendant un siècle : voilà le problème. Tout le monde ne se serait pas senti le goût de le résoudre. Il y a des esprits à qui l’histoire ne plaît que si elle est appuyée sur des documens irréfutables, et qui ne veulent marcher qu’au grand jour ; M. Renan au contraire nous confesse à plusieurs reprises que le mystère et l’ombre l’attirent, qu’il recherche de préférence les questions dont on ne peut sortir que par des hypothèses et des divinations hardies. Il ne lui déplaît pas que les faits sur lesquels il travaille soient médiocrement connus ; pourvu qu’on distingue encore quelques traits des événemens, quelques lignes des figures, c’est assez ; son imagination aime à achever. Voilà pourquoi il a préféré prendre le christianisme à ses origines. L’obscurité même de cette période primitive l’a tenté ; il a tout exprès remonté l’eau jusqu’à l’endroit « où le grand fleuve qui devint ensuite plus vaste que l’Amazone coulait dans un pli de terrain large d’un pas ; »