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Rousseau, serait le livre des vieillards et que les jeunes ne seraient pas faits pour l’entendre. Aussitôt, il s’indigne ; de toutes les lettres antiques, c’est à Tacite qu’il est le moins permis de s’attaquer ; il le lit et le relit sans cesse : « Ma foi ! M. Rousseau voudra bien permettre que, sans aspirer à sonder les profondeurs du cœur de l’homme, un vieillard de dix-huit ans et qui commence à se faire la barbe continue à lire Tacite, qui le charme par la grandeur de son style, et, s’il n’est digne d’observer les hommes, qu’il cherche du moins à y observer les secousses, les malheurs de Rome et l’oppression des empereurs destinés à lui faire expier la conquête du monde. »

Après avoir défendu Tacite, il eut à défendre Rousseau contre M. Villemain. On devine bien ce jour-là l’état de la jeunesse. Le professeur d’éloquence avait eu le courage de prononcer un jugement sévère sur l’une des œuvres de Jean-Jacques. « J’arrivais du cours de M. Villemain, écrit-il, tout enflammé d’une belle ardeur et méditant une réponse que je voulais faire à une de ses opinions qui avait louché mon admiration pour Rousseau ; je me proposais un combat où j’espérais bien avoir raison et où, grâce au voile discret de l’anonyme, je ne craignais pas d’avoir tort ; mais je trouve en rentrant une lettre de toi. J’aime mieux aller distraire ton repos et laisser M. Villemain en paix. D’ailleurs, jamais il n’a prononcé impunément un blasphème contre le philosophe genevois et jamais ce n’est moi qui l’ai puni. Ainsi, je puis m’assurer que quelqu’autre champion ramassera le gant et se chargera du soin de ma vengeance. Tu seras étonné qu’un écolier veuille regimber contre son maître ; mais M. Villemain lui-même nous le permet, nous le demande pour interrompre, dit-il, le long monologue auquel il est condamné. Des lettres de ses correspondans, il passe ce qui le loue, il lit ce qui le critique ; s’il a tort, il se condamne ; s’il a raison, il se défend. » Plus tard il y revient. « M. Villemain fait un excellent accueil à ses correspondans. Il y a peu d’audace à lui écrire. Il cite et discute leur opinion avec éclat. »

Aussi quelle excitation parmi les auditeurs ! De 1817 à 1818, on sent croître l’intérêt et s’étendre l’enthousiasme. C’était un péril pour le droit. Jules Dufaure tenait trop à mettre au premier rang les devoirs de son état pour ne pas défendre son temps contre les séductions de la Littérature. Depuis quelque temps il cherchait une conférence où il pût s’exercer à la parole. Après avoir entretenu son père avec son ardeur accoutumée des jouissances de l’esprit, il s’arrête tout d’un coup : « C’est surtout pour cela, écrit-il, que je suis content d’avoir trouvé à entrer dans une conférence. La littérature m’entraîne si souvent loin du droit, que j’ai voulu m’enchaîner au droit par des liens que la littérature elle-même ne put pas rompre. »