Page:Revue des Deux Mondes - 1882 - tome 50.djvu/626

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

matérielle qu’il rêvait pour les siens plus encore que pour lui-même ; mais ses cliens étaient inexacts. « Une fois la cause plaidée, écrit-il, je ne les vois plus, jusqu’à ce qu’un second procès leur rafraîchisse la mémoire. » C’est ainsi qu’il toucha après de longues années des honoraires gagnés pendant son stage. Les avocats commençaient à tenir en grande estime le jeune stagiaire, si délaissé d’abord. M. de Saget, qui marchait à la tête du barreau et qui avait coutume de faire sentir sa supériorité, eut occasion de l’avoir pour adversaire. « Il m’a traité honnêtement, dit-il avec joie, ce qu’il fait rarement avec les jeunes. » Les anciens eux-mêmes comprenaient à qui ils avaient affaire. Quant aux stagiaires, le talent les avait désarmés, la politique acheva de les séduire. Ils étaient libéraux et ne voyaient autour d’eux, à la cour et dans les chefs de leur ordre, que de fougueux royalistes. Comment repousser une recrue qui leur apportait autant de force que d’éclat, un confrère qui ne concevait pas la monarchie sans la charte et que nul ne pouvait accuser de pactiser avec les ennemis de l’ordre et des lois ? Les magistrats les plus ardens demeuraient seuls hostiles au stagiaire, dont ils redoutaient la parole. On le vit bien devant les assises lors d’une poursuite contre trois jeunes gens accusés de rébellion en donnant une sérénade au député libéral. L’esprit de parti s’en était mêlé. Le parquet triomphait d’avance en annonçant que les trente-six jurés désignés par le sort étaient royalistes. Les débats durèrent deux jours. M. Dufaure défendait l’un des accusés ; c’était le plus compromis. Il redoubla d’efforts, et son client fut acquitté, ainsi que les deux autres. « Quelques personnes, écrit-il le lendemain, me reprochent d’avoir laissé percer du libéralisme dans mes moyens de défense, mais cela ne m’a point fait de peine, et beaucoup de mes jeunes confrères m’en ont remercié. » Il ne dit pas alors à son père qu’il a encore reçu du président de la cour d’assises un rappel à l’ordre ; le second incident avait ajouté à sa popularité au barreau. Il ne parvint pas à lui aliéner la magistrature.

Quelques mois plus tard, la cour de Bordeaux était convoquée, suivant l’usage aujourd’hui aboli, pour désigner les deux avocats qui s’étaient le plus distingués dans leur année de stage. Le parquet se fit honneur en proposant Ravez fils et Dufaure. Le président de la cour d’assises lui gardait rancune. Il s’opposa au choix, se bornant à dire que le second candidat était libéral. L’avocat-général eut le courage de répliquer que lui aussi était libéral et qu’il s’en faisait gloire. Aussitôt grande rumeur : le premier président vit que l’affaire risquait de s’aigrir et fit substituer le fils d’un magistrat au stagiaire contesté.

L’année suivante, le talent était reconnu, et nul ne faisait de