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que les faits qui se sont produits hier au soir à la Comédie-Française ne soient pas portés à la connaissance du public. » Je m’inclinai. « Vous comprenez ? — Parfaitement ; mais j’ignore ce qui s’est passé au Théâtre-Français. — Il n’importe, monsieur ; les incidens auxquels je fais allusion peuvent vous être révélés et je vous avertis que l’on n’en doit point parler dans la Revue de Paris. — Soit; mais de quoi est-il question? — Je n’ai pas à vous l’apprendre ; j’ai simplement voulu vous donner un avertissement verbal, afin de n’avoir pas à vous infliger un avertissement officiel. — C’est tout ce que vous avez à me dire ? — Oui, monsieur. » Je me retirai. Quel événement a donc pu motiver une pareille communication? A-t-on voulu assassiner l’empereur? Avait-on miné la loge impériale? Le ministre d’état s’était-il montré sur la scène en figurant de tragédie ? En tout cas, le fait doit être grave. Le plus simple était de s’enquérir ; je montai aux bureaux de la Comédie-Française et j’appris la vérité. — Je préviens le lecteur que je ne me moque pas de lui.

Une demoiselle Lévêque, qui se faisait appeler Dartès, grande fille ou femme, déjà marquée, brune, maigre, de démarche saccadée, s’était imaginé qu’elle était née tragédienne et qu’elle n’avait qu’à paraître derrière la rampe d’un théâtre pour supplanter Rachel. Cette demoiselle Dartès avait une petite notoriété qu’elle devait à sa liaison avec Charles Ledru, qui, après avoir plaidé pour la partie civile contre Contrafatto, s’évertuait à faire réhabiliter ce misérable et, de ce fait, avait été exclu de l’ordre des avocats. La demoiselle Lévêque, dite Dartès, surnommée Mme Ledru, avait, grâce à des influences dont j’ignore l’origine et la valeur, obtenu de débuter à la Comédie-Française. Elle débuta et, le 15 mars 1854, se montra dans la tragédie d’Andromaque. Elle y obtint un succès de fou rire, et Rachel ne fut point détrônée. C’était là l’incident qu’il était important de dissimuler au public. Cette Hermione avait des accointances au ministère d’état, avec quelque chef de bureau ou de division, lequel demanda au directeur de la sûreté générale de protéger sa protégée, et cela me valut l’honneur de faire personnellement la connaissance de M. Collet-Maygret.

Une autre fois, je fus convoqué par lettre à me rendre au petit hôtel de la rue de Bellechasse, où la sûreté générale tenait ses assises. Dans le salon d’attente, je trouvai plusieurs rédacteurs de journaux ; nul de nous ne savait pourquoi nous avions été mandés. Collet-Meygret ne nous laissa pas longtemps en incertitude : « Messieurs, la gravité de la démonstration faite hier au musée d’artillerie n’a pu vous échapper, il est du plus haut intérêt que le public n’en soit pas instruit ; le gouvernement recommande aux journaux de