Page:Revue des Deux Mondes - 1882 - tome 50.djvu/740

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

en devoir de la protéger. » Nous eûmes une dernière séance chez M. de Cormenin, Théophile Gautier y assistait. Elle commença à dix heures du matin et se termina à quatre heures. J’étais épuisé ; je n’avais pas mangé depuis la veille, j’avais le système nerveux très ébranlé et je sentais que les larmes me gagnaient. Louis me dit : « Je ne partage pas ton opinion, mais je ne ferai que ce que tu voudras: je veux que rien ne porte atteinte à notre amitié. » C’était me vaincre, je tus vaincu. Je lui pris les mains : « Va donc, puisque je n’ai pu te persuader : tente l’expérience; je ne te donne pas six mois pour être dégoûté jusqu’à la nausée du métier que tu vas faire. » J’ai souvent entendu accuser Théophile Gautier d’insensibilité : il avait le visage enfoncé dans un coussin de canapé et pleurait. Nous descendîmes l’escalier ensemble sans parler et nous marchâmes quelque temps en silence dans l’avenue Gabrielle ; tout à coup, il me dit : « Tu sais, c’est toi qui as raison ; après le décret de février, nous tous qui tenons une plume, nous aurions dû partir, traverser la France en mendiant, nous en aller à Genève, dont nous aurions fait la capitale de la littérature, comme Calvin en avait fait la capitale de la réforme; mais notre Père qui est aux cieux ne nous donne guère notre pain quotidien, il faut donc rester là où la mangeoire est garnie. Entre l’état qui va me payer et Emile de Girardin qui me paie, la différence est minime, et je n’ai pas à faire le dégoûté. C’est égal, ô Max ! tu aimes les lettres, et, à cause de cela, il te sera beaucoup pardonné. »

Louis de Cormenin entra donc au Moniteur en qualité de rédacteur en chef, et son début n’y fut pas heureux. Rendant compte d’une représentation de gala, il nomma : le roi Jérôme. Le roi Jérôme! et les traités de Vienne étaient-ils donc abolis? Une telle qualification accordée à un prince détrôné, dans le Moniteur, dans le Journal officiel, c’était grave, et l’Europe était attentive. La diplomatie entra en campagne; notre ministre des affaires étrangères eut à fournir des explications. Louis fut tancé par le ministre d’état et dut promettre d’être plus circonspect à l’avenir. Je ne me tenais pas encore pour battu ; j’avais remis à Louis une note détaillée dans laquelle je disais en substance que, puisque le gouvernement se faisait éditeur littéraire, il devait réserver son journal aux jeunes auteurs, aux débutans, qui, là du moins, trouveraient une occasion d’utiliser leurs aptitudes et auraient un débouché que le petit nombre de journaux leur rendait presque impossible à découvrir ailleurs. Louis de Cormenin recopia ma note, la compléta et la communiqua à M. Fould, qui, après l’avoir lue, répondit : « Je ne veux que des noms connus et aimés du public. »

L’incident que je viens de raconter, en essayant de dominer l’émotion