Page:Revue des Deux Mondes - 1882 - tome 50.djvu/745

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

époque. » Dès que j’eus prononcé le nom de Baudelaire, Mme Aupick baissa la tête, le général me regarda fixement comme s’il eût relevé une provocation, et le colonel Margadel me toucha le pied pour m’avertir que je m’aventurais sur un mauvais terrain. Je demeurai assez penaud, comprenant que j’avais commis une maladresse, mais ne sachant laquelle. Dix minutes après, le général et Flaubert discutaient, sans s’écouter et parlant en même temps, à propos de je ne sais quel livre de Proudhon. Mme Aupick se rapprocha de moi et, à voix très basse, me dit : « N’est-ce pas qu’il a du talent? — Qui donc? — Mais le jeune homme que M. Louis de Cormenin vous a cité avec éloges? » Je fis un signe affirmatif sans répondre, car je comprenais de moins en moins. Le colonel Margadel se retira en même temps que nous et nous conduisit dans l’appartement qu’il occupait au palais de l’ambassade, pour nous montrer sa collection de lépidoptères, qui était belle. « Parbleu ! me dit-il, vous avez failli mettre le feu aux poudres en parlant de Charles Baudelaire-Dufaïs ; c’est le fils de Mme Aupick : le général et lui se sont souvent pris aux cheveux ; le général ne tolère même pas que l’on prononce son nom devant lui; vous voilà averti, ne recommencez plus. » Le colonel Margadel nous raconta que Baudelaire et le général Aupick étaient brouillés à ne jamais se revoir. Mme Baudelaire était veuve, lorsque M. Aupick, alors colonel et chef d’état-major à Lyon, l’épousa; son fils Charles avait à peu près quatorze ans. On le plaça au collège, où il fut un écolier rebelle. Baudelaire avait ressenti une irritation profonde du mariage de sa mère, et dès le premier jour il prit une attitude d’hostilité vis-à-vis de son beau-père. Mme Aupick gâtait son fils, que le colonel traitait sévèrement. Le général Aupick était un homme bon et ouvert aux choses de l’esprit, mais la discipline, la discipline inflexible, lui paraissait le seul mode d’éducation que l’on pût appliquer aux enfans et aux hommes. C’était un soldat. Quand il avait dit : « Par file à droite! » il ne fallait pas s’aviser de s’en aller par file à gauche. Il s’est peint tout entier dans le blason qu’il s’était composé : d’azur à l’épée d’or en pal, et pour devise : « Tout par elle ! » Une épée et une règle uniforme pour conduire Baudelaire, c’était prendre les mouches avec du vinaigre. À cette nature rêveuse, défiante et révoltée, il eût fallu beaucoup de tendresse et une affection qui eût été assez habile pour s’imposer en se faisant partager. On pouvait l’amollir, mais non le ployer. Entre le beau-père et le beau-fils la lutte fut d’une acuité qui faisait soupirer Mme Aupick, créature faible, aimant son mari, aimant son enfant, cherchant à calmer l’un, essayant d’apaiser l’autre, n’y parvenant pas et se désespérant. Un jour, le colonel Aupick