Page:Revue des Deux Mondes - 1882 - tome 50.djvu/766

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

il faut que je fasse à leur sujet une confession. Je suis arrivé en Amérique tout à fait négrophile et convaincu qu’entre un nègre et un blanc il n’y avait aucune différence, sauf la couleur de la peau. Et puis, peu à peu, j’ai fini par comprendre le préjugé, si c’en est un, et je dois avouer aujourd’hui en toute humilité que je ne considère pas du tout un nègre comme mon semblable. Il m’a fallu dompter une certaine répugnance physique pour m’accoutumer à voir leurs mains noires et souvent velues arranger les draps de mon lit et me tendre une assiette blanche ou un morceau de pain. Si quelque chose pouvait me faire adopter les théories darwiniennes, ce serait l’aspect absolument bestial et simiesque d’un grand nombre d’entre eux, de ceux-là surtout qu’on rencontre plus ou moins déguenillés et mendiant dans les rues. Tout en me le reprochant, je suis arrivé à comprendre ce sentiment qui fait regarder toute accointance d’une blanche avec un nègre comme le dernier degré de la perversité et de la dégradation. A un autre point de vue, moins frivole, j’avais été un peu froissé de les voir invariablement, dans les villes que j’ai visitées, garçons d’hôtels, commissionnaires, décrotteurs ou mendians, toujours tendant la main sous un prétexte quelconque, jamais tenant boutique ni même employés à un métier manuel exigeant de l’adresse ou de l’intelligence. Je leur en voulais un peu d’avoir conservé, même alors qu’ils n’y étaient plus forcés, cette habitude, ce goût de la servilité, et l’ignoble scène dont j’avais été témoin à mon arrivée à Richmond ne les avait pas relevés dans mon estime. Aussi, tout en médisant que cette dégradation dont j’étais le témoin attristé était la conséquence de l’état où ils avaient été si longtemps maintenus et de toutes les souffrances qu’ils avaient endurées, j’étais bien près de conclure que cette dégradation était irréparable. Cette visite à la manufacture de tabac où je les ai vus ouvriers réguliers et laborieux m’a donné à penser que mon impression (comme beaucoup peut-être de celles que j’ai rapportées) pouvait bien être un peu rapide et superficielle. Pour en avoir le cœur net, j’ai fait causer à ce sujet un homme du Nord, des plus intelligens, qui est venu s’établir dans le Sud après la guerre, non point un de ces aventuriers sans le sou qui sont venus chercher à faire fortune en tondant sur les autres, n)ais un homme qui s’est s’établi avec des capitaux importans sur un domaine acheté par lui, dans la pensée qu’à la fois il donnerait un bon exemple et (ce qui est parfaitement légitime) réaliserait une bonne affaire. Voici ce qu’il m’a répondu :

« Vous auriez tort de juger l’ensemble de la population nègre par celle que vous rencontrez dans les villes. C’en est au contraire la partie la plus mauvaise. Ces commissionnaires, ces décrotteurs, ces hommes de peine tous plus ou moins en guenilles que vous voyez