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qu’autrefois, et comme ce n’est ni l’énergie ni l’intelligence qui leur manquent, ils s’en sont très bien trouvés. Ils ont fini par se persuader qu’il y avait meilleur profit à tirer du travail libre des nègres rémunéré par un salaire que de leur travail forcé stimulé par des coups de fouet, et les nègres, de leur côté, ont compris qu’il valait mieux être bien logés, bien nourris et recevoir quelque chose en plus pour leur travail (c’est généralement le mode de louage adopté) que se chauffer sans rien faire au soleil en vivant misérablement. Aussi la production du coton va-t-elle croissant dans la Géorgie, que tout le monde s’accorde à représenter comme plus prospère qu’avant la guerre, grâce à l’industrie manufacturière qui s’y développe et qui lui permet d’exploiter ses propres produits, tandis qu’auparavant elle était tributaire du Nord. Les plantations d’orangers ont donné dans la Floride de magnifiques résultats. La Louisiane, la Virginie elle-même, qui ont tant souffert, sont en train de se relever. Il n’y a que les deux Carolines qui paraissent irréparablement ruinées, si ce mot d’irréparable peut être prononcé dans une contrée aussi vivace que l’Amérique. Que le courant d’émigration, qui, jusqu’ici, n’a guère profilé qu’au Nord et que l’esclavage autrefois, aujourd’hui la concurrence du travail nègre détourne encore du Sud, commence au contraire, comme on l’y invite, à se porter régulièrement de ce côté, et ces magnifiques contrées, pour lesquels le ciel a tout fait et qui produisent également le blé, les oranges, le coton, la canne à sucre, finiront par prendre un développement qui laissera peut-être bien loin derrière elles leurs rivales du Nord et de l’Ouest.

Enfin, ce qui achèvera de compléter dans l’avenir la réconciliation de ces deux grandes fractions de la république américaine, c’est le développement commun de ce sentiment qui fait les grandes nations et les grands empires : l’orgueil. Lorsqu’on cause avec ceux des hommes du Nord qui ont conservé vis-à-vis de leurs adversaires du Sud des passions excessives, on découvre que ce qu’ils leur reprochent, c’est d’avoir compromis l’avenir de l’Union et d’avoir failli diviser cette grande république américaine, aujourd’hui si puissante, eu deux républiques rivales qui se seraient paralysées l’une l’autre. Eh bien ! ce sentiment, sous une forme différente, les hommes du Sud commencent à le partager. Ils se disent tout bas que, s’ils avaient triomphé dans leur entreprise, la république qu’ils auraient réussi à fonder végéterait assez misérablement et que toute vue ambitieuse d’avenir lui serait interdite. Au contraire, ils se sentent chaque jour plus tiers d’être les citoyens d’une nation qui tend à devenir une des plus puissantes du monde. Civis Romanus sum. disaient avec orgueil les citoyens de cette grande république qui a servi de modèle à tant de pastiches. Être citoyen américain