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et aucune puissance européenne; en tout cas, jamais avec la France.

— Et Panama? souffle un de nous.

— Panama? reprend avec vivacité M. Blaine, je vais vous dire ce que j’en pense, et du reste vous le verrez bientôt dans les journaux. Nous ne ferons point opposition au percement de l’isthme. Nous ne comprenons pas trop pourquoi les Français se sont mis à la tête d’une entreprise qui, au fond, intéresse si peu leur pays. C’est nous qu’elle intéresse d’abord, à cause de nos relations avec les états du Pacifique ; c’est ensuite les Anglais, à cause de l’Australie. Mais les Français, quel profit y trouveront-ils? Enfin cela les regarde; je sais qu’ils aiment à faire de la chevalerie partout. Pour nous, je le répète, nous ne ferons pas obstacle au percement de l’isthme, et, bien que nous devions fournir les trois quarts du tonnage, nous ne demanderons aucun traitement de faveur. Mais il y a deux choses que nous ne supporterons pas. La première, c’est que les puissances européennes garantissent la neutralité du canal. C’est une affaire du Nouveau-Monde qui ne regarde pas l’ancien. Lorsque M. de Lesseps a percé l’isthme d’Afrique, aucun état d’Amérique n’a demandé à être partie à un traité garantissant la neutralité du canal de Suez. Pourquoi, aujourd’hui qu’il s’avise de vouloir percer l’isthme d’Amérique, les puissances européennes demanderaient-elles à être parties dans un traité garantissant la neutralité du canal de Panama? Cette neutralité serait suffisamment garantie par un traité entre les États-Unis et la république de Colombie. La seconde chose que nous ne souffrirons pas, c’est qu’au cas de guerre entre les États-Unis et une puissance quelconque, ce canal serve au passage des vaisseaux de guerre de la puissance qui serait en lutte avec nous. Nous ne voulons pas que des vaisseaux de la marine anglaise ou espagnole puissent passer par le canal de Panama pour venir bombarder San-Francisco. Et pour nous prémunir contre ce danger, si cela était nécessaire, nous nous emparerions des deux entrées du canal quand il sera construit et nous y élèverions un fort, car il faut que nous le tenions. We must hold it. »

Tout cela, dit avec beaucoup de verve, d’esprit et un certain air à la Bismarck, est demeuré profondément gravé dans ma mémoire. Quelques jours après paraissait, en effet, dans les journaux cette fameuse note de M. Blaine protestant contre la garantie de la neutralité du canal par les puissances européennes. Pourquoi M. Blaine, à la veille de quitter le pouvoir, a-t-il soulevé si inopinément une question diplomatique à laquelle personne ne pensait ? Parce qu’il avait la certitude de traduire sur cette question le sentiment national américain, et parce qu’il a voulu que le jour où l’affaire serait