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voisins, dont le nombre s’accroît chaque année par une reproduction progressive, indice certain que les ressources matérielles ne leur font pas défaut. Elle s’excuserait beaucoup moins bien chez nous, où la population reste stationnaire et où la production industrielle est loin d’avoir atteint les mêmes développemens qu’en Angleterre; et nous ne saurions sans une coupable indifférence nous résigner à une décadence agricole qui serait probablement, comme elle l’a été pour Rome et pour l’Espagne, le prélude d’une décadence politique.

Nous devons faire tous nos efforts pour combattre le mal qui nous menace. Nos hommes d’état, nos représentans ne s’y épargnent pas. En dehors du rétablissement des anciens droits protecteurs qu’on n’ose pourtant proposer, il n’est pas de dégrèvemens, de subventions de toute espèce qu’on ne prodigue à l’agriculture, et cela sans grands résultats. On ne saurait, en effet, considérer comme bien sérieuse une prospérité factice qui ne repose que sur une exonération des charges budgétaires analogue à celle dont jouit aujourd’hui l’agriculture. Pour qu’une industrie soit réellement vivace, il faut non-seulement qu’elle puisse se suffire à elle-même, faire vivre dans une certaine abondance ceux qui y prennent part, mais encore concourir au bien-être des autres et supporter largement la part des charges communes de la société. Or telle n’est pas la situation actuelle de notre industrie agricole. On m’accusera peut-être de soutenir un paradoxe, tant les idées du passé ont de force à cet égard ; mais je crois pouvoir affirmer que si, du grand propriétaire au dernier des laboureurs, on pouvait faire le compte de chacun en produit et dépense, on arriverait nécessairement à trouver, pour cette classe si importante de citoyens, qui représente chez nous près des deux tiers de la population, un déficit considérable qui doit être nécessairement comblé par les bénéfices réalisés d’autre part.

La statistique nous donne d’ailleurs à ce sujet des chiffres qui, sans avoir une valeur bien rigoureuse, n’en précisent pas moins ce que je viens d’avancer. Tandis que la population agricole, s’élevant à plus de 20 millions de personnes, mettant en œuvre un capital énorme que l’on ne saurait estimer à moins de 100 milliards, réalise à peine 6 ou 7 milliards de produits réels[1], soit moins de

  1. Ce chiffre est notablement inférieur à celui des statistiques officielles, qui partent d’une base fausse, en comptant comme produits réels des matières qui, devant être employées dans la ferme même, comme les pailles, les fourrages et les grains entrant dans la nourriture du bétail, ne sont, si l’on peut s’exprimer ainsi, que des valeurs d’ordre, une sorte de capital de roulement qui se consomme et se reproduit, mais ne saurait être considéré comme gain. On ne doit compter comme tel que les denrées alimentaires : viandes, céréales, vins, etc., consommées par le producteur et ses agens ou réellement vendues par lui, et les matières livrées à l’industrie telles que les textiles, les plantes tinctoriales, les sucres, etc.