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à la forme de son esprit, il les modifie pour mieux les défendre ; il exerce sur elles un droit de sélection, abandonnant ce qui ne lui paraît pas devoir être utilement soutenu, gardant ce qui lui semble l’essentiel, critique solide et respecté, apologiste infatigable.

C’est là en raccourci l’histoire de sa rencontre et de ses rapports avec le positivisme. Après avoir ignoré longtemps la philosophie de M. Comte, il fait connaissance avec elle vers le milieu de sa vie, et quand cette philosophie avait déjà quatorze ans d’existence ; du jour où il l’a connue, il se l’est appropriée ; pendant tout le temps qui lui reste à vivre, il va l’exposer, la soutenir avec une persévérance où se marquent les convictions inébranlables ; par un coup d’autorité il la ramènera des voies nouvelles où elle s’égarait à la suite d’un chef aventureux et troublé. — En tout cela peut-on dire qu’il est original ? Assurément non, s’il s’agit des conceptions fondamentales d’où procède ce mouvement philosophique ; il l’est pourtant d’une certaine manière par la faculté critique appliquée au discernement des idées, ainsi que par cette dialectique, faite de ténacité et de science, qui s’emploie à lutter chaque jour contre les objections ou les préventions et se renouvelle avec les obstacles. Dans l’histoire philosophique de notre temps, il a marqué sa place à côté du fondateur de l’école, au même rang que lui peut-être. Il y a ainsi, dans presque toutes les écoles philosophiques, une place privilégiée pour celui qui organise la doctrine ou qui la défend, à côté de celui qui l’a fondée, pour les Parménide ou les Zénon à côté des Xénophane.

Il faut bien reconnaître d’ailleurs que Littré ne défend le positivisme qu’après l’avoir réduit à la mesure qu’il croit acceptable et en sacrifiant résolument les parties qui lui semblent d’avance caduques ou condamnées. Plusieurs des lois et des conceptions qu’il avait d’abord gardées tombent d’elles-mêmes en désuétude entre ses mains ; le positivisme va en se dépouillant de plus en plus. Bien de plus instructif que les transformations subies par cette philosophie dans le quart de siècle qui sépare deux dates (1857 et 1881), la mort d’Auguste Comte et celle de Littré. Après que nous aurons déroulé ce tableau, nous serons amenés tout naturellement, au terme de notre étude, à nous demander ce que l’avenir réserve à cette philosophie que le temps présent comble de ses faveurs. Sa fortune, qui, à en croire certaines déclarations fameuses, serait consacrée aujourd’hui, cette prodigieuse fortune aura-t-elle autant de durée qu’elle a d’éclat ? Les causes de ce succès sont-elles permanentes ? N’y a-t-il pas bien des circonstances politiques et sociales qui expliquent l’apparence de ce triomphe et son caractère momentané ? Nous nous demanderons enfin si le positivisme est destiné à survivre sous forme de système aux deux hommes en qui il s’était