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l’a plusieurs fois répété. On connaît l’attitude élégante et le jet de cette figure qui, dans ses plus riches atours, le haut du corps rejeté en arrière, soutient de ses deux bras élevés en l’air une corbeille d’argent pleine de fleurs et de fruits, dans une attitude où se déploie sa superbe beauté. Malheureusement, comme pour les précédens ouvrages du Titien, la peinture est très fatiguée et le coloris des carnations devenu terne et opaque ne permet plus guère de soupçonner l’éclat que certainement il a dû avoir. Les formes d’ailleurs manquent un peu de décision et la main qui supporte la corbeille est d’un dessin très défectueux.

C’est encore par des portraits que se recommandent à Berlin quelques-uns des peintres les plus connus de l’école vénitienne : Palma Vecchio, J. de Calcar et Tintoret lui-même qui, dans un tableau assez important, nous montre les Trois Procurateurs agenouillés aux pieds de saint Marc et implorant l’assistance du patron de Venise pour l’accomplissement des devoirs de leur charge. Les trois personnages franchement posés se détachent très vigoureusement sur le ciel ou sur la mer qui borne l’horizon, mais leurs physionomies trop vaguement indiquées n’offrent point ce caractère d’individualité où la vie intime se marque avec ses traits particuliers. Le travail aussi est un peu gros, un peu sommaire et la couleur paraît enfumée. Enfin, à défaut de Véronèse, voici, déjà sur le déclin de l’école, Tiepolo son imitateur, un décorateur d’une verve un peu banale, mais qui du moins sait son métier. Aussi ne se fait-il pas faute de l’exploiter et, qu’il s’agisse d’une Sortie du bain ou de la Vierge donnant le rosaire à saint Dominique, il ne demande guère aux données qu’il traite qu’une occasion de montrer son habileté. Il y a cependant un sentiment assez original de la couleur dans le Martyre de sainte Agathe, et, autour de la sainte, les draperies présentent un assemblage charmant de tons bleus mêlés d’or et de rose passé, que rehaussent ça et là quelques taches d’un rouge plus vif. Ces gaîtés et toute cette joyeuse harmonie sont peu d’accord, il est vrai, avec un tel sujet ; mais l’expression n’est point le fort de Tiepolo et, sans s’inquiéter beaucoup du précepte du poète, il ne s’avise pas que le meilleur moyen de nous attendrir serait d’être lui-même un peu ému. Bien qu’on y sente trop l’improvisation, il faut pourtant lui savoir gré de cet entrain, de ce goût d’arrangement, de cet instinct de décorateur et de ces facilités d’exécution qui sont ses qualités naturelles. C’est là tout ce qui a subsisté des traditions des maîtres. Le temps est proche où, épuisé par une production sans trêve et trop souvent. dégradé par ses derniers représentans, l’art italien lui-même va complètement disparaître.


EMILE MICHEL.