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cordialement reçus par le fermier, qui nous offrit du thé. Inconsidérément je demandai un peu de pain. — Du pain ? me dit-il, voilà trois ans que je n’en ai vu. — Comment cela ? répliquai-je. — La sécheresse nous empêche de récolter du blé. — Alors, que cultivez-vous ? — Rien ; quand il survient accidentellement des ondées, nous semons des fèves, mais il est rare qu’elles ne soient pas brûlées à leur tour. — Alors, que mangez-vous ? — Du mouton. — Et quoi avec votre mouton ? — Du mouton. — Comment l’entendez-vous ? — Je l’entends comme je le dis : nous mangeons le gras avec le maigre et le maigre avec le gras, et nous faisons ainsi du mieux que nous pouvons.

« Quoique de semblables conditions d’existence soient assez rares, elles ne sont cependant pas inconnues sur d’autres points de la colonie. Un missionnaire wesleyen me raconta que pendant son séjour au Namaqualand, faute de pouvoir y cultiver du blé, il lui fallait faire un voyage de six semaines pour se procurer la farine nécessaire à sa famille. Il avait à traverser le fleuve Orange, où il n’existe ni gué, ni bac, ce qui l’obligeait à mettre un bateau sur sa voiture, à démonter celle-ci sur la rive pour la faire passer dans le bateau et à la reconstruire de l’autre côté pour continuer le voyage. Au retour, c’était à recommencer, avec les vivres qu’il apportait.

« Dans les tournées que j’ai faites pour étudier les productions naturelles de la colonie, j’ai eu souvent l’occasion d’entendre des plaintes sur la durée des sécheresses, qui parfois sévissaient jusque dans la région des lacs de l’intérieur et transformaient les plaines en déserts de sable. J’ai vu le fleuve Orange si bas qu’il pouvait être traversé à gué par un enfant et montrait dans son lit desséché les débris d’une voiture surprise par une crue subite : j’ai vu les bestiaux mourir par milliers, faute de nourriture, les choux se vendre un penny la feuille, et des bottes de foin que je pouvais tenir entre le pouce et l’index se payer une demi-couronne. Les chevaux étaient réduits à manger les vieux chiffons et les feuilles de papier balayées dans la rue. Ces sécheresses prolongées se terminent toujours par des pluies diluviennes qui changent les routes en rivières ; et qui grossissent les cours d’eau au point qu’il m’a fallu plusieurs fois, pour les traverser, faire usage d’une corbeille suspendue par une corde au-dessus du torrent. »

Livingstone nous a laissé la description d’une de ces sécheresses dont il a été témoin dans le territoire de Bakwain, à l’époque où, simple missionnaire, il n’avait pas encore entrepris les voyages qui ont illustré son nom. « La seconde année, dit-il, il ne tomba pas encore de pluie, il en fut de même pendant la troisième. La rivière de Kolobeng était à sec ; les poissons étaient morts, et toutes les hyènes du pays étaient venues s’en repaître sans parvenir à nous