Page:Revue des Deux Mondes - 1882 - tome 51.djvu/170

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
164
REVUE DES DEUX MONDES.

que l’original, d’une inspiration plus puissante et plus haute, mais qui reproduit le même thème bucolique. Dans la première idée, il ne s’agit que d’un jeune chevrier qui vient chanter à la porte de sa maîtresse. C’est une charmante pièce de demi-caractère, qui offre le plus heureux mélange de vérité champêtre et d’élégance plus relevée. La jeune fille, que le berger s’efforce d’attendrir par la peinture de ses souffrances, se cache dans une grotte toute revêtue de lierre et de fougère ; et après avoir essayé de la toucher par ses plaintes, comme dernier moyen de séduction, il lui dit une chanson sur des légendes amoureuses. La grâce des mœurs pastorales, le ton de la jeunesse, la naïveté du sentiment, des mouvemens de passion tendres et à demi incohérens, de modestes élans d’imagination : voilà ce que Théocrite avait rassemblé dans un ensemble plein de vie. Il reprit la plupart de ces élémens dans son second poème. Rien de plus intéressant que de retrouver ce travail intime d’un artiste supérieur, occupé d’une même idée et la transformant sous l’impression différente d’un nouvel aspect. N’est-ce pas, sinon pénétrer dans les mystères de l’inspiration, du moins arriver jusqu’au seuil et soulever un bord du voile ?

Tout d’abord, avec la netteté et l’expressive simplicité d’un grand poète, Théocrite rend la pensée principale du sujet et nous l’imprime dans l’esprit et dans les yeux. En quelques vers, il nous montre toute la grandeur du paysage sicilien, le Cyclope dans son attitude consacrée, assis sur un rocher élevé et chantant, les yeux fixés sur la mer ; et en même temps il nous fait sentir la profondeur du sentiment qui possède tout entière l’âme tendre du gigantesque berger :

« Souvent ses brebis revinrent seules à l’étable, en quittant les verts pâturages ; et lui, chantant Galatée, là, près des algues du rivage, il se consumait depuis l’aurore, gardant au fond du cœur la cruelle blessure de la grande Cypris, qui avait enfoncé son trait jusqu’au foie. Mais il trouva un remède : assis sur un rocher élevé, regardant la mer, il chantait ainsi. »

Ce chant de Polyphême, plein de grâces pastorales et d’élans de brûlante passion, s’envole vers la mer en couplets irréguliers. Des éditeurs et des critiques modernes ont voulu les ramener à une série de strophes pareilles ou symétriques. C’est une erreur, qui fausse le caractère du poème en substituant la régularité à une suite d’effusions inégales dont le développement n’est jamais considérable, mais qui s’abandonnent ou se resserrent en traits plus rapides, suivant les mouvemens de l’âme et ses impulsions spontanées. L’ensemble, plein et varié, est un chef-d’œuvre de naturel. Il n’y a qu’un grand poète de l’antiquité pour produire avec cette aisance en peu de vers tant d’impressions nettes et diverses, et pour marquer avec autant de