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fois éveillée ne devait plus s’endormir, elle fit son œuvre jusqu’au bout. Nous pouvons constater, dans la suite des écrits de M. Littré, la série des transformations déjà en train de s’opérer du vivant même du fondateur de l’école et qui s’accomplissent d’une manière de plus en plus accentuée après sa mort dans l’esprit du plus savant et du plus populaire de ses disciples.

Marquons ces mouvemens successifs. Il était arrivé un moment où Auguste Comte, tout en pensant et assurant qu’il ne faisait que développer la doctrine, modifia du tout au tout sa méthode ; c’est « quand il voulut passer des principes posés dans le système de philosophie positive à l’application posée dans le système de politique positive. » Lui-même avoue qu’il échangea alors la méthode objective, celle qui recherche les explications dans les faits généralisés, pour la méthode subjective, celle qui substitue à la conception des lois les intuitions personnelles et les vues de l’esprit. C’est l’époque où il ne discute plus, où il n’interroge plus les faits, où il imagine, où il impose ses idées personnelles sur les applications politiques et sociales du système. En politique, par exemple, en attendant l’ère de la rénovation intégrale, fondée sur la distinction du pouvoir spirituel et du pouvoir temporel, il voulait établir un gouvernement sciemment révolutionnaire pour ce qu’il nomme l’interrègne, le temps de transition. On sait qu’il ne méditait rien moins que d’établir la dictature à l’aide d’un triumvirat nommé à l’élection par le peuple de Paris exclusivement, et choisi parmi les prolétaires. M. Littré eut le tort, dans les jours troublés de 1848, de recevoir d’abord sans examen des idées qu’il devait rejeter plus tard. « C’est, disait-il alors, un grave échec intellectuel, et je le confesse sans détour. La seule compensation que j’y trouve, et elle n’est pas sans valeur, c’est d’abord une leçon de modestie, puis un juste avertissement, à moi, de me défier de moi-même, et à ceux qui veulent bien me lire, de voir en moi un guide qui n’est absolument fidèle que dans sa bonne volonté[1]. »

Dans le domaine religieux la dissidence fut aussi énergique, mais immédiate. Aussitôt que Comte s’écarta sensiblement de l’état positif, « celui où l’esprit humain conçoit que les phénomènes sont régis par des lois immanentes auxquelles il n’y arien à demander par la prière ou l’adoration, » M. Littré se retira. Pas un instant il n’admit cette conception plus que bizarre, légèrement hallucinée, la terre ou grand fétiche, l’espace ou grand milieu, l’immensité ou grand être, que Comte appelle aussi la trinité positive en opposition avec la trinité chrétienne. — On comprend la théologie parlant au nom des révélations. Ici qu’avons-nous, demandait M.

  1. Auguste Comte et la Philosophie positive, p. 587.