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essayé tour à tour et plusieurs fois de chacun de ces régimes ; tous ont péri, quelques-uns avec gloire, la plupart misérablement.

Une telle suite de malheurs ne s’explique que par un vice propre à ce théâtre ; il n’est pas malaisé de trouver ce vice. En 1796, les entrepreneurs auxquels le Directoire avait affermé l’Odéon pour trente ans achevaient ainsi le mémoire où ils exposaient leurs projets : « Ces vues de bien public plaisent surtout au faubourg Saint-Germain, dont l’Odeum repeuplera les déserts. L’établissement de l’Odeum répandra dans ce quartier le mouvement, la vie ; il donnera de la valeur aux propriétés nationales et particulières. » Un mois après, les recettes moyennes étant de 150 à 200 francs, les entrepreneurs fermaient l’Odéon ; ils s’apercevaient que, pour qu’un théâtre puisse peupler des déserts, il faut que les habitans de ces déserts aient d’abord rempli ce théâtre, — ce qui est difficile. Deux ans après, le nouveau directeur, encore désireux de « raviver l’un des plus beaux quartiers de Paris, » joignit à ses comédiens la troupe tragique du théâtre Louvois, dirigée par Mlle Raucourt ; il adjura par une circulaire les notables du faubourg de souscrire des abonnemens, et, sauf les soirs où jouait Mlle Raucourt, la même troupe qui, place Louvois, faisait une recette moyenne de 1,800 ou 2,000 francs, fit tomber dans la caisse de l’Odéon à peu près 100 écus. Vingt-quatre ans plus tard, en 1822, un ancien colonel de dragons, M. de Gimel, nommé directeur du Second-Théâtre-Français, se fait moins d’illusion que ses devanciers sur la chance qu’il a de repeupler « un des plus beaux quartiers de Paris ; » il a, ce colonel, l’expérience des garnisons ; il fait inscrire au cahier des charges « la clause sine qua non qu’il peut ajouter du chant à son répertoire, alléguant que l’Odéon, par son éloignement, doit être assimilé à un théâtre de province, et que les théâtres de province sont à la fois lyriques et dramatiques. »

En 1828, un autre administrateur, M. Leméthéyer, annonce que des omnibus transporteront à toute heure les voyageurs de l’Odéon à la rive droite. Mais sans doute les voyageurs manquent de la rive droite à l’Odéon, car, l’année suivante, les comédiens adressent aux journaux une lettre qui débute ainsi : « Pour la troisième fois depuis deux ans, l’infâme banqueroute est aux portes du Théâtre-Royal… » En 1837, un arrêté ministériel accorde à la société de la Comédie-Française le droit d’exploiter l’Odéon pendant deux ans. Après sept mois, la Comédie-Française y renonce ; elle a donné sur cette scène cent quatre-vingts représentations ; résultat net : un déficit d’environ 40,000 francs. En 1845, après trois années de lutte, faillite de Lireux, le plus habile directeur que l’Odéon eût connu depuis Picard : il avait découvert Émile Augier et Ponsard ; il avait joué Balzac, MM. Meurice et Vacquerie, M. Camille Doucet ; il avait donné Lucrèce et la Ciguë, les Ressources de Quinola, Falstaff, Antigone, le Baron de Lafleur : le tout pour