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Purger des états ! les purger d’un aspect ! « Et cependant, disait-il avec tristesse, c’est Racine qui a créé le plus beau vers de la langue française. — Lequel ? » Flaubert alors redressait sa haute taille, et de sa voix la plus cuivrée criait :

La fille de Minos et de Pasiphaé !


Un jour, pendant le dîner, Flaubert ayant cité les Messéniennes avec éloge, Gautier devint pâle, posa sa main sur le couteau à découper et dit : « Flaubert, tu as failli mourir ! »

À ce moment, c’est-à-dire à la fin de l’automne de 1856, Flaubert était très surexcité, car l’Odéon avait mis en répétitions la pièce de Bouilhet, et il ne quittait pas le théâtre. Il en avait pris possession, il était là dans un milieu nouveau qui l’intéressait, développait en lui une activité inaccoutumée et l’avait saisi. Il arpentait la scène, faisant reprendre les tirades, indiquant les gestes, donnant le ton, plaçant, déplaçant les personnages, tutoyant tout le monde, les garçons d’accessoires, les acteurs, le souffleur et les machinistes ; la salle n’était remplie que de sa tempête ; l’œuvre de Bouilhet eût été sienne qu’il ne se serait pas tant démené pour la faire réussir. Avec son bon cœur et sa forte intelligence, il avait compris que c’était là une partie suprême et que, si la pièce tombait, Bouilhet tombait avec elle, ou plutôt retombait dans la vie de province, dans les leçons de latin, dans la misère morale et dans le découragement. îl fut admirable d’ardeur, de dévoûment et même d’habileté, car, malgré l’impétuosité de sa nature, ce n’est pas vainement qu’il était né en Normandie, et la finesse ne lui faisait pas défaut. On caressait les critiques influens, on se liait avec les jeunes gens des écoles, qui sont parfois un redoutable public ; on voulait ne rien laisser au hasard, et Flaubert s’y employait sans se ménager. Bouilhet laissait faire ; il suivait Gustave comme une ombre, approuvait et ne se sentait pas rassuré. Sa timidité semblait accrue de tout le bruit dont on l’entourait ; il était ahuri et eut plus d’une fois des crises de larmes. Le spectateur qui, à l’heure d’une première représentation, s’assoit avec indifférence dans sa stalle, lorgne les femmes, blâme le costume des acteurs, cause avec ses voisins, n’écoute pas la pièce, ne se doute guère des affres que le pauvre auteur a traversées pour arriver à cette soirée d’où peut dépendre son avenir. Pour faire une mauvaise pièce, il faut déjà bien du talent. S’amuser à être bruyant, à cabaler, à ne pas vouloir entendre lorsqu’un inconnu débute, c’est un crime. Victorien Sardou n’est pas ; mort de la chute de la Taverne des étudians, qui était une excellente comédie en vers : c’est un miracle.