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elle se borna à renverser le ministère. C’était une mince satisfaction, qui ne changea rien au cours des événemens.

Le pouvoir du président, appuyé sur l’armée et sur l’administration, allait sans cesse croissant et profitait de toutes les fautes, de toutes les imprudences d’une assemblée, réduite à l’impuissance par ses divisions mêmes. Le jour où on comprit qu’en 1852 la France réélirait, malgré la constitution, le prince Louis, la majorité songea à modifier la constitution pour rendre légale une seconde élection. La révision qui appelait une constituante était un appât pour les espérances les plus contraires. Les partis monarchiques entrevirent une solution là ou en réalité il n’y avait qu’un expédient pour ajourner le condit. M. Dufaure prononça contre la révision son dernier discours politique. Il eut à résister longtemps à l’opinion de ses amis. Après l’échec de la proposition, plusieurs d’entre eux essayèrent de le convaincre et le supplièrent de s’unir à eux pour tenter une nouvelle campagne. Il demanda ce qu’on voulait obtenir, sur quel point la majorité était d’accord, se déclara prêt à apporter l’appoint de ses amis aux groupes légitimiste et orléaniste, si tous les trois étaient résolus à marcher unis pour faire certaines réformes constitutionnelles et lutter à la fois contre l’Elysée et contre l’anarchie. « Mais, vous le dirai-je, écrivait-il à M. de Tocqueville, pour l’honneur de notre pauvre France, j’ai une répugnance profonde à contribuer en quoi que ce soit à continuer le pouvoir de cet homme. Dieu me garde de vouloir le faire plus mauvais qu’il n’est ! mais enfin, comme vous me le dites très bien, c’est un aventurier, entouré, et jusqu’à un certain point dominé par d’autres aventuriers. Dites-moi à quels bons sentimens il s’est adressé. » Et après un tableau des misères morales de l’Elysée, il ajoutait : « Le peuple pourra être assez fou pour continuer un tel pouvoir ; mais il m’est impossible d’y donner la main. »

Quelques semaines plus tard, le coup d’état entrevu, annoncé, décrit tant de fois, était fait ; les députés réunis pour une protestation suprême étaient arrêtés, conduits par les rues de la ville, enfermés dans la cour d’une caserne ; les uns étaient menés dans un fort, les autres à la prison de Mazas. Après quelques jours de détention au milieu de cinquante de ses collègues, M. Dufaure sortait avec eux du Mont-Valérien et rentrait dans Paris l’âme triste et le cœur ferme, fidèle à la liberté et détestant plus que jamais la licence qui, cette fois comme toujours, avait jeté la France dans les bras du despotisme.


GEORGES PICOT.