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besoin d’avancement, d’information, d’évolution, une fièvre de perpétuel devenir dont vous saisirez l’influence dans la Messe pour Manzoni, dans Aïda, tout aussi bien que dans Mignon et dans Hamlet, représenté au printemps de 1867.

Je viens de relire à quinze ans de distance mon jugement sur cette partition, et je crains d’avoir été trop sévère. La musique de M. Ambroise Thomas avait alors à mes yeux un tort immense que le temps a, sinon entièrement effacé, du moins atténué ; elle me gâtait un de ces chefs-d’œuvre, qui sont dans leur forme exclusive et définitive la propriété du genre humain et qu’il n’est permis à personne de chercher à modifier. Depuis, les années ont marché, la réflexion a tempéré certaines flammes et je me suis aperçu que, puisqu’après tout Shakspeare n’en était pas mort, on pouvait user de plus d’indulgence à l’égard de la symphonie. Cessons donc d’envisager l’Hamlet du poète, ses divagations philosophiques, sa procédure dialectique enrayant l’action, ses épigrammes, ses sarcasmes, ses monologues ; disons-nous une fois pour toutes qu’un tel sujet ne sera jamais du ressort de l’Opéra, et, ces réserves faites, tirons à part diverses scènes où se manifeste le tempérament d’un maître, la scène de l’esplanade, par exemple, d’une introduction orchestrée en toute-puissance, vraie musique de spectres, pleine d’angoisses, d’épouvante et de solennité. Hamlet, Marcellus, Horatio sont à leur poste ; le vent du nord qui hurle, les fanfares qui, de la salle du banquet bien éclairée et bien chauffée, répondent à ses gémissemens dans la solitude glacée, tout ce que Shakspeare a mis en son tableau de pittoresque septentrional, la musique le reproduit à larges traits ; vous avez la grandeur du spectacle, vous n’en avez pas le côté mystérieux. « Chut ! le voilà, tenez, » souffle à voix basse Marcellus, et, en effet, le fantôme est là devant vous sans que vous l’ayez vu venir ; mais le diable est qu’en musique les choses, ne vont point si simplement ; à l’Opéra, jamais un fantôme ne surprend son monde ; il vous télégraphie son arrivée un quart d’heure d’avance par des dissonances formidables succédant à des accords de septième non moins formidables. Le moyen, quand on a présente à l’esprit la scène de Shakspeare, quand on se souvient du frisson tragique ressenti à cette apparition instantanée du père d Hamlet, le moyen de ne pas s’insurger contre un appareil théâtral ennemi né de toute conception métaphysique, et spécialement d’Hamlet, la tragédie métaphysique par excellence ! Comme si ce n’était point assez des superbes résonances harmoniques de cet orchestre, il faut encore que le beffroi s’en mêle, que le jacquemart du donjon féodal frappe minuit comme dans un mélodrame et qu’au douzième coup le spectre effectue son entrée ; pourquoi, dès lors, s’arrêter en si beau chemin et ne pas compléter le cérémonial en faisant