Page:Revue des Deux Mondes - 1882 - tome 51.djvu/363

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

dame, omnis beatitudo nostra, et tous les deux descendent aux éternels abîmes. Ils s’embarquent sur l’Achéron, Caron les passe, Virgile debout, Dante endormi pour ne plus se réveiller que parmi les ombres qui désormais l’entourent, l’interrogent, l’implorent, lui, parmi ces ténèbres, seul être vivant ! Les visions se succèdent, vertigineuses ; les tableaux se précipitent, et si variés, — violens, atroces, pathétiques ! Farinata, dressant son buste hors du cercueil de flammes et narguant les démons de la fournaise ; Ugolin rongeant le crâne de l’évêque de Pise. Quels hommes que ces damnés-là, et comme, en dépit des crimes abominables qu’ils expient, vous lisez la grandeur sur leur front ! — Puis, sous le vent de la tempête, la colombe blessée, et son ramier tirant de l’aile :

Hélas ! d’un noble cœur qu’amour s’empare vite,


la voix de harpe éolienne qu’on écoute encore après qu’elle a cessé ; l’étoile tremblotante et fuyante qui se dérobe et qu’on relance. La forme symphonique aurait surtout cet avantage d’offrir au musicien la simultanéité dans l’exposition des scènes et des sentimens, tandis que chez Dante chaque personnage vous raconte invariablement son histoire, puis après quitte la place à un autre qui en fait autant, la musique vous reproduirait d’un seul coup le chaotique tourbillon, des milliers de figures défileraient à la fois sous vos yeux. Voix de l’abîme et des hauteurs, cris de haine, de douleur, de désespérance, blasphèmes et sanglots se croisant et se combinant dans une synthèse prodigieuse ayant pour résolution quelque Gloria in excelsis à la Palestrina, telle serait ma symphonie ; j’allais oublier qu’il y faudrait le Beethoven de la neuvième, et je me souviens à temps que Liszt s’en est passé la fantaisie[1]. Il se peut que je me trompe, mais si j’excepte Verdi, nul mieux que M. Ambroise Thomas n’eût rempli les conditions d’une œuvre de ce genre ; une autre tâche, l’a séduit : il a donné le pas à l’épisode sur le livre, il a préféré le drame à la symphonie. Voyons le drame.


IV

Quant aux pièces de théâtre sorties de ce motif, nous en sommes à ne les plus compter. En Italie, la tragédie de Silvio Pellico jouit

  1. Liszt, qui fut, à son moment, un virtuose incomparable, aura ce tort pour la postérité, — s’il y arrive, — d’avoir confondu un immense désir qu’il a de produire des chefs-d’œuvre avec la faculté productrice qu’il n’a pas. Si jamais l’idée vous prend d’aller fouiller dans cette espèce d’humus poético-musical, vous y trouverez une symphonie de Dante, enfouie sous des symphonies de Tasse, de Mazeppa et sous des ruines d’oratorios, de messes, de mélodies, de psalmodies et de rhapsodies dramatiques et liturgiques.