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l’école, et aussi de se refuser injustement à une évidence qui s’impose dans certains cas indéniables. On aura beau nous opposer un grand nombre de cas où cette évidence se trouble et s’obscurcit. Là où l’hypothèse est vérifiée (comme M. Littré le reconnaît pour la constitution de l’œil et les cas analogues), comment refuser de reconnaître l’existence d’une cause quelconque qui a eu un plan et s’est proposé un but qu’elle a atteint ? M. Littré, trop consciencieux pour méconnaître le fait, s’interdit pourtant de l’expliquer ainsi et il se réfugie dans une explication qui n’en est pas une : « Il n’y a pas lieu de demander pourquoi la substance vivante se constitue en des formes où les appareils sont, avec plus ou moins d’exactitude, ajustés au but, à la fonction. S’ajuster ainsi est une des propriétés immanentes de cette substance, comme se nourrir, se contracter, sentir, penser. » Que de prises une pareille explication donne sur celui qui l’a proposée ! — « On s’étonne, dit très justement un de ces spiritualistes si malmenés[1] de voir un esprit aussi familier que celui de M. Littré avec la méthode scientifique se payer aussi facilement de mots. Qui ne reconnaîtrait là une de ces qualités occultes dont vivait la scolastique et que la science moderne tend partout à éliminer ? » Et cela est si vrai qu’un autre écrivain positiviste, M. Robin, abandonne M. Littré sur ce point, qui est bien grave. — Il n’existe pas une sorte d’entité appelée matière organisée, qui serait douée on ne sait pourquoi ni comment, de la propriété d’atteindre à des fins, ou, si cette matière existe, comment pouvez-vous la connaître, puisque vous ne connaissez que des phénomènes et des lois ? Parler de vertu accommodatrice dans la matière, c’est ressusciter les vertus dormitives et autres que Molière a tuées pour toujours. « Dans un autre écrit, M. Littré avait combattu avec une éloquente vivacité la vertu médicatrice de l’école hippocratique. En quoi est-il plus absurde d’admettre dans la matière organisée la propriété de se guérir soi-même que la propriété de s’ajuster à des fins[2] ? »

Que de fois on pourrait saisir M. Littré, dans une sorte de flagrant délit, non pas précisément de contradiction avec lui-même, mais de déchirement entre le système qui le tient captif et les clartés qui l’entraînent ! Il nous dit quelque part que rien ne l’émeut autant que le spectacle de cet univers sans limite qui se révèle à nos yeux, à nos instrumens, à nos calculs, et de la faible mais pensante humanité jetée dans cette immensité. « Quand l’homme s’engagea dans la recherche laborieuse de la réalité des choses, il lui fut promis par un secret instinct que la réalité, la

  1. Les Causes finales, par M. Paul Janet, 2e édition, p. 631.
  2. Préface d’un disciple, p. 37.