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que les furibonds déclamateurs qui, croyant la défendre, ne font que provoquer et quelquefois justifier les plus fâcheuses représailles.

M. l’abbé de Broglie est un esprit philosophique : c’est chez lui un héritage de famille. Son père, feu M. le duc de Broglie, avait non-seulement un goût très vif pour la philosophie, mais une vocation naturelle pour cette science. Il y apportait un esprit pénétrant et étendu d’une singulière vigueur. Ce qu’il a publié en ce genre ne donne qu’une faible idée du temps et des soins qu’il avait consacrés à la science. Il a laissé en manuscrit un vaste ouvrage où tous les problèmes métaphysiques sont passés en revue et où les difficultés de chacun d’eux sont signalées avec une sagacité supérieure. M. l’abbé de Broglie tient de son père la sévérité de la méthode et le don de la dialectique. Ce qui le distingue, c’est le goût et le talent de l’analyse psychologique. Il est peut-être plus psychologue que métaphysicien, et son père était plus métaphysicien que psychologue. Il a aussi à sa disposition la connaissance des sciences, et il sait en user, sans en abuser comme le père Gratry. Sa langue est simple, austère, d’une clarté parfaite, sans jargon et sans banalité : c’est la vraie langue philosophique. Sa doctrine, quoique n’étant, suivant lui-même, que l’expression même du sens commun, n’est pas sans originalité ; et cette originalité consiste surtout dans l’effort de démontrer scientifiquement la véracité du sens commun. On peut dire que cette doctrine se rattache à celle de l’école écossaise, mais mise au niveau de la science et de la philosophie de notre temps. C’est ce que l’on comprendra mieux par l’analyse qui va suivre.


I

Royer-Collard disait que, depuis Descartes, la philosophie était sceptique sur l’existence du monde extérieur. Ce mouvement sceptique a été refoulé ou tout au moins arrêté pendant plus d’un demi-siècle par la philosophie de Reid. Mais cet arrêt n’a été que momentané. La philosophie anglaise actuelle, dans deux de ses principaux représentans, Mill et Bain, est redevenue idéaliste. En Allemagne, après le succès bruyant, mais superficiel, du matérialisme, l’idéalisme, de Kant paraît avoir repris l’avantage. Enfin, même en France, l’idéalisme tend aussi à s’établir sur toute la ligne. M. Renouvier, au nom du criticisme kantien, M. Taine, au nom de l’empirisme, M. Lachelier, au nom de l’idéalisme absolu, ont battu en brèche la réalité des substances et des causes, et en particulier de la substance matérielle[1].

  1. En France, l’idéalisme avait déjà été soutenu par un philosophe fort ignoré, nommé Coyteux, dans un livre qui n’est pas du tout sans valeur, Essai d’un nouveau système philosophique ; Paris, 1846. Mais ce système, publié à contre-temps et tout en dehors des influences régnantes, avait passé complètement inaperçu.