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ou de croyances qui existent d’une manière pratique et réelle dans l’esprit de tous les hommes, dans l’esprit du vulgaire comme dans celui des hommes éclairés et des hommes spéciaux ; le bon sens, c’est la philosophie que nous faisons tous sans nous en douter, comme M. Jourdain faisait de la prose. »

Allons-nous donc revenir à la philosophie du sens commun de Reid et de Dugald-Steward ? Nullement ; M. l’abbé de Broglie, tout partisan qu’il est du bon sens, est un esprit trop fin et trop subtil pour se contenter d’idées banales et ne pas éprouver vivement le besoin de la rigueur scientifique. À ce point de vue, le bon sens ne lui suffit plus : il faut partir du bon sens, mais il ne faut pas s’en contenter, il faut lui appliquer l’analyse. Par là il essaie de distinguer sa philosophie de celle de Reid : « Suivant Reid et ses disciples, dit-il, les jugemens du bon sens sont tellement primitifs que les analyser est peine perdue. Ce sont des jugemens aveugles en apparence ; ce sont de pures affirmations de l’intelligence qu’il faut croire sur son témoignage. » Suivant M. de Broglie, au contraire, le bon sens ne se compose pas de vérités primitives, mais de vérités dérivées ; ce sont des vérités pratiques que l’homme trouve d’instinct, mais qui peuvent être analysées et ramenées à des principes plus généraux ou à des expériences antérieures. « Le philosophe doit partir du bon sens, mais il peut remonter en arrière le cours logique des idées jusqu’aux principes les plus simples ; il peut aussi remonter en arrière dans l’ordre des temps pour étudier la formation graduelle des principes dont il s’agit. » De là une méthode que l’auteur appelle « la méthode des approximations successives. » Le bon sens a raison dans le fond des choses, mais il doit être soumis à des corrections nécessaires. Les notions du bon sens sont essentiellement pratiques ; elles ne peuvent donc être que grossièrement vraies ; elles expriment sous forme inexacte d’autres jugemens dont le fond est parfaitement vrai. C’est avec le bon sens qu’il faut corriger le bon sens, de même que c’est en se servant d’abord d’instrumens grossiers que la science est arrivée à se former des instrumens de précision qui servent ensuite à corriger les défauts des instrumens grossiers. Ainsi la méthode des approximations progressives n’est qu’une méthode de correction ; elle ne peut aller jusqu’à la négation du bon sens : les analyses peuvent être plus ou moins exactes, mais l’ensemble du bon sens ne doit jamais être sacrifié. L’analyse doit s’arrêter plutôt que de détruire son propre principe.

Malgré ces restrictions, M. l’abbé de Broglie va très loin dans ce droit de correction qu’il attribue à l’analyse, et il se contente facilement au nom du bon sens. Il est bien obligé, par exemple, de