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toutes les prévisions. Il affirme enfin que la perte de Douvres livrerait l’Angleterre à la discrétion de l’envahisseur qui, en quatre ou cinq marches, atteindrait la Tamise, qu’une fois installés à Londres, les Français dicteraient leurs conditions, que, selon toute apparence, ils exigeraient une contribution de guerre de 15 milliards, en se réservant la possession exclusive du tunnel, de telle sorte que le royaume-uni, réduit à une éternelle servitude, ne serait plus qu’une province française.

Personne n’égale l’Anglais dans l’art de donner un air de vérité à un conte de nourrice. Comme Hamlet, il a de la méthode dans sa folie, de l’exactitude dans ses déraisons et la coutume d’étayer ses paradoxes les plus saugrenus sur des faits et sur des chiffres. Les suppositions et les calculs de lord Dunsany ne sont pas rigoureusement et mathématiquement absurdes. Il est certain que les Allemands, qui ont beaucoup perfectionné, comme on sait, l’exploitation stratégique des chemins de fer, et qui savent les employer à toutes les fins de la guerre, réussissent à expédier de trente à quarante trains en vingt-quatre heures, et un train pouvant servir au transport d’une unité tactique, d’un bataillon ou d’un escadron, il en résulte qu’on peut concentrer sur un point donné 20,000 hommes en une demi-journée, 40,000 en un jour, et en trois fois vingt-quatre heures un corps d’armée tout entier, lequel représente une centaine de trains. Mais il faut pour cela un concours de circonstances favorables, de belles lignes à pente douce, des quais de débarquement qui ne laissent rien à désirer. Pour peu qu’un chemin de fer offre un profil accidenté, le débit se réduit de moitié, et quand il s’agit d’un tunnel raccordé au continent par des pentes rapides et qui assurément ne sera pas aménagé d’avance pour faciliter une invasion, il est douteux que ce soit assez d’une nuit pour amener à Douvres les vingt mille fantassins que lord Dunsany y voit déjà. On sait d’ailleurs quelle importance a dans la guerre moderne le transport des munitions et avec quelle rapidité elles s’épuisent. Cette avant-garde s’embarquera-t-elle sans biscuit ? Si elle amène avec elle des chevaux, des caissons, des canons, il lui faudra une demi-heure pour déménager un train.

Au surplus, est-il possible d’admettre que l’aventurier français qui aura conçu le hardi dessein de conquérir l’Angleterre puisse réunir de huit cents à mille wagons dans les environs de Calais, sans qu’aucun Anglais s’en aperçoive et s’en inquiète ? Admettrons-nous aussi que toutes les mesures défensives soient vaines, qu’il n’y ait aucun moyen sérieux d’intercepter ou de détruire un tunnel ? Ce n’est pas l’avis de M. le maréchal de Moltke, qui trouve fort étranges les inquiétudes de nos voisins. Il a déclaré, paraît-il, qu’avec deux forts cuirassés il se chargerait d’avoir raison du tunnel sous-marin et de n’en laisser sortir