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devoir de suivre ses exemples, de copier ses institutions, d’adopter le service universel et obligatoire. Les Anglais ont la sainte horreur du militarisme, des charges qu’il fait peser sur les peuples, des contraintes qu’il leur impose. Les conquêtes lointaines qui ouvrent de nouveaux débouchés à leur commerce sont les seules qui les tentent, et jusqu’ici le système du recrutement volontaire a suffi à leurs besoins, ils sont très peu disposés à en changer. Au commencement de ce siècle, ils étaient beaucoup plus guerriers qu’ils ne le sont aujourd’hui. Ils avaient alors un cabinet aristocratique, prêt à tout sacrifier à la grandeur de son pays. Ce cabinet, comme le disait Cobbett, a avait armé l’Europe contre la France et emprunté une grande somme d’argent avec laquelle il avait acheté beaucoup de victoires de toute espèce et de toute grandeur, aussi bien sur terre que sur mer. Ces victoires magnifiques valaient trois ou quatre fois l’argent qu’elles avaient coûté, comme mistress Tweagle a coutume de dire à son mari quand elle revient du marché ; c’était vraiment une excellente affaire. »

Pitt est mort, ce n’est plus une aristocratie conquérante qui gouverne l’Angleterre, elle a un gouvernement très bourgeois, qui trouve que les victoires coûtent toujours plus cher qu’elles ne valent. Ce gouvernement regarde la paix comme le plus précieux des biens, la guerre comme un accident fâcheux qu’il n’aime pas à prévoir, et il a peu de goût pour les dépenses glorieuses, mais improductives. Au reste, quand il le voudrait, il lui serait bien difficile de faire accepter par la nation le service universel et obligatoire. La nécessité d’être soldat répugnera toujours à l’Anglais ; il estime que le degré de bonheur dont on peut jouir dans ce monde dépend du nombre de choses qu’on est libre de faire ou de ne pas faire, et il constate avec chagrin que, chez tous les peuples de l’Europe, les servitudes deviennent sans cesse plus nombreuses et plus lourdes, que le cercle des actions volontaires s’y rétrécit presque chaque année. C’est une raison de plus pour qu’il se soucie très peu de se laisser englober dans le continent, pour qu’il rende grâces à Dieu d’avoir décidé dans son éternelle sagesse que l’Angleterre serait toujours une île.

Au fond, les hommes éclairés qui conjurent le gouvernement britannique de s’opposer à l’exécution du tunnel ne croient pas beaucoup aux dangers qu’ils dénoncent, mais ils sont persuadés qu’on ne manquera pas d’y croire, et ils en craignent les conséquences. Si le peuple anglais venait à penser sérieusement que le tunnel de la Manche compromet sa sûreté en le privant de cette première ligne de défense qu’il devait à la libéralité du ciel, il serait en proie aux alertes, aux inquiétudes, aux alarmes irréfléchies, aux terreurs paniques. Les généraux en profiteraient bien vite pour réclamer des réformes dans l’armement, des achats de fusils et de canons, des travaux de défense, la construction de nouveaux forts. Les marins de leur côté se plaindraient