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attachait à la mélodie de la langue écrite. Bouilhet, accoutumé à la cadence du vers, cherchait d’autres qualités dans le style ; il avait le sens critique à la fois très fort, très fin, très développé par son goût et son étude de l’antiquité. Il savait que, si la fantaisie est un élément fécond pour la poésie, on ne peut l’admettre qu’avec une réserve extrême dans le roman, dont la contexture doit se rapprocher de celle de l’histoire, puisque le récit des faits imaginaires est destiné à produire l’illusion ou l’impression de la réalité. Il surveillait donc Flaubert et l’empêchait de tomber dans les incidences qui lui étaient familières, dont la Tentation de saint Antoine était un exemple, et auxquelles son lyrisme naturel le poussait invinciblement. Madame Bovary, Salammbô, ont été écrits sous les yeux mêmes de Bouilhet ; s’il n’avait été mort, lorsque parut l’Éducation sentimentale. (1870), le livre aurait subi des modifications considérables. Bouilhet n’a pas ajouté un mot à Madame Bovary, mais il a fait retrancher beaucoup de phrases parasites, et, il a rendu ainsi à Flaubert un inappréciable service. J’en donnerai une preuve. Flaubert avait imaginé de faire la description d’un jouet d’enfant qu’il avait vu, dont l’étrangeté l’avait frappé et qui, dans son roman, servait à amuser les fils de l’apothicaire Homais. Il n’avait pas fallu moins d’une dizaine de pages pour faire comprendre cette machine compliquée qui figurait, je crois, la cour du roi de Siam. Entre Flaubert et Bouilhet, la bataille dura huit jours, mais le joujou disparut du livre, dans lequel il n’était qu’un hors-d’œuvre. Bouilhet disait : « Quelque belle que soit une bosse, si tu la mets sur les épaules de Vénus, Vénus sera bossue ; donc supprime les bosses. » Ce n’était pas toujours facile de faire entendre raison à Flaubert, qui employait à se défendre cette activité nerveuse que l’on craignait de surexciter ; mais dans l’habitude qu’il avait eue de donner des leçons à des enfans, Bouilhet trouvait une provision de patience qu’il n’épuisa jamais. A les voir ensemble, à voir Flaubert criant haut, s’impatientant, rejetant toute observation et bondissant sous la contradiction ; a voir Bouilhet très doux, assez humble d’apparence, ironique, répondant aux objurgations par une plaisanterie, on aurait pu croire que Flaubert était un tyran et Bouilhet un vaincu ; il n’en était rien ; c’est Bouilhet qui était le maître, en matière de lettres du moins, et c’est Flaubert qui obéissait. Il avait beau se débattre, secouer sa table, jurer qu’il ne supprimerait pas une syllabe, Bouilhet impassible, humant sa prise de tabac, lui disait : « Tu vas éliminer cette incidence parce qu’elle est inutile à ton récit, et qu’en pareil cas ce qui est inutile est nuisible. » Flaubert finissait par céder et ne s’en repentait pas.

Flaubert employa trois années à écrire Madame Bovary ; « c’est, disait-il, le livre que j’ai le plus lestement enlevé. » Pendant ces