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j’ouvrais très grandes mes oreilles, car je m’attendais, moi aussi, à un plaisir d’artiste. Si c’est là, ce que l’on appelle l’éloquence judiciaire, l’éloquence judiciaire est peu de chose. La cause était mauvaise, j’en conviens, mais le réquisitoire ne fut pas meilleur. L’argumentation ne se tenait guère et ne savait trop où prendre un point d’appui ; elle nous parut étrange, car elle incrimina des passages que la citation n’avait point visés. Flaubert a été cruel, il a fait sténographier le réquisitoire et l’a publié. Dans cette sixième chambre, nous étions, tous des lettrés, et plus d’un clin d’œil fut échangé entre nous. L’avocat impérial s’évertuait à faire condamner l’auteur de Madame Bovary, mais il confondait Apollinaire avec Apollonius de Tyane ; il estimait que « Mme Bovary a une beauté de provocation, » et il regrettait que, lorsqu’elle va communier, elle n’eût pas quelque chose de la Madeleine repentante, c’est-à-dire qu’elle ne fût pas une sainte ; en outre, il convint que l’imprimeur, M. Pillet, « est un homme honorable contre lequel il n’a rien à dire. » En entendant cette phrase, Laurent-Pichat et Flaubert ne purent s’empêcher de rire ; le président lui-même eut quelque hilarité, et personne dans le prétoire ne crut que l’on cessât d’être honorable pour avoir écrit et pour avoir publié Madame Bovary.

Me Senard prit la parole à son tour, il déchiqueta le réquisitoire et le mit si bien en pièces qu’il n’en resta pas vestige. Il aurait pu citer cette phrase de M. Guizot : « Plus j’avance et plus je me confirme dans ma conviction qu’en toutes choses, dans la peinture des scènes extérieures du monde et. de la vie intérieure de l’âme, l’imagination des hommes est toujours restée au-dessous de la réalité. » Cela eût suffi à la défense ; On remit à huitaine pour le prononcé du jugement. Le 7 février, à l’ouverture de l’audience, le président lut un jugement longuement motivé qui avait des prétentions à l’esthétique ; on y disait : « Un pareil système appliqué aux œuvres de l’esprit, aussi bien qu’aux productions des beaux-arts, conduirait à un réalisme qui serait la négation du beau et du bon, » comme si un système d’art pouvait être du ressort de lai justice, comme si Thémis était Apollon et guidait le chœur des Muses. Ce jugement, dont on a souri, était plein d’excellentes intentions, mais il ne dut pas satisfaire le ministère public, car « attendu qu’il n’est pas suffisamment établi que Laurent-Pichat, Gustave Flaubert et Pillet se soient rendus coupables des délits qui leur sont imputés, le tribunal les acquitte de la prévention portée contre eux et les renvoie sans dépens. » C’était une victoire pour la Revue de Paris ; pour Flaubert, ce fut un triomphe.

Le résultat ne fut pas celui que l’administration avait cherché ; grâce à cette persécution, au procès en police correctionnelle, au réquisitoire de l’avocat impérial, Madame Bovary eut un succès