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terre-à-terre d’une historiette nauséabonde, je n’aurai pas derrière moi ce pion de Bouilhet me rognant mes phrases et m’enlevant mes épithètes ; la fable est si vaste et d’une époque si obscure, que j’y pourrai tout faire entrer sans qu’on m’assomme d’observations. » Et employant un mot qui lui était familier, il ajoutait : « Enfin ! je vais donc pouvoir gueuler à mon aise ! » Salammbô est, en effet, le livre excessif de Flaubert ; il eut moins de retentissement et est moins apprécié que Madame Bovary, je le sais, mais c’est celui qui était le plus dans son tempérament, qui convenait le mieux à sa nature, c’est celui où il s’est abandonné sans contrainte, c’est celui sur lequel on le doit apprécier, car il y a mis tous ses défauts et toutes ses qualités.

Le sujet de Salammbô le troublait, et j’en trouve la preuve dans une lettre qu’il écrivit à Louis de Cormenin : « Je ne sais si c’est vous ou Pagnerre, mon cher ami, qui m’avez envoyé un maître numéro du Loiret où resplendit un article sur votre serviteur. Il est, à coup sûr, celui qui me satisfait le plus et je le trouve naïvement très beau, puisqu’il chante mon éloge. Le livre est analysé ou plutôt chéri d’un bout à l’autre. Cela m’a fait bien plaisir, et je vous en remercie cordialement. Pourquoi ne vous en mêlez-vous pas aussi ? Pourquoi vous bornez-vous à avoir de l’esprit pour vos amis ? Quand aurons-nous un livre ? Quant à moi, celui que je prépare n’est pas sur le point d’être fait ni même commencé. Je suis plein de doute et de terreur. Plus je vais et plus je deviens timide, contrairement aux grands capitaines et à M. de Turenne en particulier. Un encrier, pour beaucoup, ne contient que quelques gouttes d’un liquide noir ; mais pour d’autres, c’est un océan, et moi je m’y noie. J’ai le vertige du papier blanc, et l’amas de mes plumes taillées sur ma table me semble parfois un buisson de formidables épines. J’ai déjà bien saigné sur ces broussailles. Adieu, cher ami, recevez une forte poignée de main. » Cette lettre est du 14 mai 1857 ; le 9, Louis avait publié dans le Journal du Loiret un article qui prouve sa perspicacité, car on y lisait : « Madame Bovary restera, car après l’avoir lue on s’apercevra vite que Balzac a laissé un héritier. Gustave Flaubert ! retenez bien ce nom ; il est de ceux que l’on n’oubliera plus ! »

Pendant que l’on jugeait Madame Bovary en police correctionnelle et avant que l’acquittement eût été prononcé, la Revue de Paris commettait quelques imprudences. On avait publié à Berlin le recueil des toasts du roi de Prusse, Frédéric-Guillaume, et nous avions laissé dire à un réfugié allemand que bien boire n’est pas toujours bien gouverner. L’ambassadeur de Prusse ne fut pas satisfait ; il alla porter ses plaintes au ministère des affaires étrangères et demanda que la Revue de Paris fût supprimée ; le ministre n’y