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recevrais pas de solde, que je serais libre de me retirer si bon me semblait, qu’aux jours de bataille j’obéirais sans discussion et que, si Garibaldi devait marcher sur Rome, je serais prévenu afin de pouvoir quitter immédiatement l’armée qui s’exposait à combattre celle de mon pays. On se frappa dans les mains et on se donna rendez-vous à Gênes. Je n’avais communiqué ma résolution à personne, je trouvais inutile de batailler et de m’exposer à des objections dont j’étais résolu à ne point tenir compte. Je n’en parlai qu’à un seul de mes amis et, chose singulière, à celui qui paraissait le moins apte à m’encourager, à Théophile Gautier. Cinq jours avant mon départ, je l’avais rencontré au milieu du jardin des Tuileries ; nous restâmes ensemble plus de deux heures assis à l’ombre des marronniers. Il était dans un état moral déplorable, il sombrait ; toutes les difficultés de sa vie semblaient se grouper devant lui et lui faire obstacle ; il me racontait ses chagrins, ses luttes, son existence faite d’épines et de lacets, où il se blessait et s’enchevêtrait à chaque pas ; il se demandait à quoi lui servaient sa célébrité, son talent, sa faculté de travail. « Ils me font faire des feuilletons dramatiques, me disait-il, parce que je sais les faire, c’est heureux que je ne sache pas scier des bûches, car ils me feraient scier du bois ; je suis un cheval de course et ils m’ont attelé à une charrette chargée de moellons ; ils n’ont pas un poète à eux, pas un, et l’idée ne leur vient même pas de me demander des vers ; ils me croient leur obligé et l’odieuse besogne qu’ils m’imposent m’empêche à peine de mourir de faim. » Je l’écoutais, ce pauvre poète me désespérait. Il me disait : « Ah ! si j’avais seulement douze cents francs de rentes, je quitterais tout, je me sauverais ; j’irais dans le quartier Latin, aux environs du Luxembourg, je mènerais la vie des étudians, je ferais des poèmes, j’écrirais un volume de sonnets et jamais, jamais, jamais je ne mettrais le pied dans un théâtre ! » C’est alors qu’il me dit : « Comme ceux qui suivent ce fou de Garibaldi sont heureux ! » Je répondis : « Je pars dans cinq jours pour le rejoindre, veux-tu venir avec moi ? Tu seras l’historiographe de l’expédition et nous mangerons à la même gamelle. » Il secoua la tête : « Je suis la bête attachée au poteau du journal ; il faut brouter l’herbe amère du feuilleton. » Puis il s’écria : « O Max ! trois fois fortuné Max ! tu vas affronter Charybde et Scylla. Tu ne comprends pas ton bonheur ! » Lorsque nous nous séparâmes après la dernière poignée de main échangée, il revint vers moi et m’ouvrit ses bras : « O Max, embrasse le pauvre Théo ! » Je crois bien que nous avions l’œil humide en nous disant adieu.

Quelques jours après j’étais à Turin et j’allais voir le comte de Cavour, qui avait demandé au député E. Marliani de me présenter