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la chute profonde de ce peuple étrange qui semble destiné à donner au reste de l’humanité les plus frappantes leçons de grandeur et de bassesse, de force et de décrépitude, de splendeur et de misère. Tibériade est restée presque absolument juive. A quelque distance, sur une des hauteurs qui dominent le pays de Génézareth, s’élève la petite ville de Jafet, où les juifs de toutes les nations viennent attendre l’apparition prochaine du Messie. J’ignore pourquoi une destinée aussi glorieuse est réservée à Jafet, dont le passé n’a rien de remarquable et dont il n’est même pas question dans la Bible. C’est peut-être à cause de son heureuse situation et de la beauté de la contrée qui l’entoure. Ce qu’il y a de sûr, c’est que cette contrée tout entière est envahie par une population laide, sordide, aux yeux rouges, éraillés et clignotans, aux nez crochus, aux longues boucles descendant sur les tempes, aux visages jaunes ou lépreux, à la physionomie triste et inquiète, aux costumes gluans, population accourue d’Allemagne, de Russie, de Pologne, de Valachie, de tous les points de l’Europe avec le dessein évident de gâter par sa présence une des plus ravissantes régions du globe.

J’ai passé un samedi, la journée du sabbat, à Tibériade. Dès la veille au soir, tous les habitans avaient arboré leurs habits de fête aux couleurs éclatantes qui faisaient encore mieux ressortir la parfaite laideur de leurs visages. Néanmoins l’aspect général de la ville ne manquait pas d’une certaine gaîté pittoresque. Sur le pas des portes, le long des murs, au milieu même des rues, se formaient des groupes dont on pouvait admirer à distance l’ardente coloration. Dans d’intérieur des maisons, blanchi à la chaux, comme je l’ai dit, des lanternes, de grandes lampes, parfois même de véritables lustres remplis de lumières répandaient une clarté très vive qui se réfléchissait aux alentours. Vers cinq heures du soir, chacun avait quitté ses affaires pour s’occuper uniquement de la prière. Un bourdonnement confus d’hymnes, je ne sais quelles mélopées aiguës et traînantes, sortaient de tous les coins de la ville. On voyait sur les terrasses des maisons de graves personnages se promenant de long en large en murmurant, tantôt avec une volubilité extraordinaire, tantôt, au contraire, avec une lenteur affectée, de dévotes cantilènes ; auprès des synagogues, le bruit atteignait les proportions d’un véritable vacarme ; pour accompagner les voix, la plupart des chanteurs frappaient en cadence dans leurs mains ou se servaient même de taraboucks. Le tapage pieux s’est prolongé fort avant dans la nuit. A chaque instant, mon sommeil en était troublé, et chaque fois que j’étais prêt à m’endormir de nouveau, une note criarde, un brusque claquement des mains arrivant jusqu’à moi me rappelaient que nous étions à la veille du sabbat et que