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éclate tout entier, est un cantique à la gloire de l’humanité militante et, à la fin, triomphante ; le dernier drame tiré de son dernier roman, Quatre-vingt-treize, s’achève par ce cri : « Vive l’humanité ! » L’humanité du poète, au sens dérivé du mot, n’a guère manqué depuis longtemps une occasion de se manifester ; elle s’est même répandue et attendrie en trop de circonstances où peut-être elle eût mieux fait d’être plus contenue et plus ferme ; elle tourne quelquefois à « l’humanitairerie » sénile ; sans parler de tel manifeste en faveur de telle cause presque indigne d’intérêt, il est permis de rappeler cette manière de quiétisme dangereux dont une pièce de la Légende des siècles. Sultan Mourad, offre un exemple. Ici l’humanité a si bien une valeur absolue qu’il suffit pour le rachat d’innombrables crimes qu’elle se soit appliquée une seule fois, non pas même à un homme, mais à un animal. Mourad a un jour délivré un pourceau des mouches qui l’obsédaient ; et pour cet acte d’amour, il trouve grâce devant Dieu, après une vie pleine de forfaits. Le monde entier l’accuse, le pourceau le défend ; Dieu met

: Dans un plateau le monde et le pourceau dans l’autre,
: Du côté du pourceau la balance pencha.


Eh bien ! voyez en esprit l’homme qui a le plus torturé les hommes, et voyez du même coup la cause de sa cruauté ; voyez que cette cause est contradictoire à son effet, et que cet homme n’a jamais été cruel, sinon par amour… O le beau contraste, et combien utile ! Le beau triomphe que celui de ce paradoxe ! Il aura réconcilié Torquemada et l’humanité ! Le vieux poète, qui ne veut haïr personne, se réjouira tout à l’aise dans la paix de son imagination ; Torquemada lui-même n’est plus exclu de sa clémence, comme ces damnés roulant parmi les braises

: plus loin que le pardon de Dieu ;


Torquemada se rencontre dans la mémoire attendrie du poète avec Vincent de Paul, Jésus, Çakya-Mouni, tous ces représentans de la charité qui s’y croisent, comme en un lieu de béatitude, « Vêtus de leur lumière propre ! .. » Après celui-là, qui donc restera dans les ténèbres extérieures ?

Torquemada brûlant les corps par amour des âmes, torturant les hommes par amour des hommes, voilà cette fois le monstre : cruauté, charité sont les deux faces de l’abstraction décorée de ce nom terrible ; elles sont accolées pour la gloire de l’idée d’humanité. Cette vision, est-elle conforme à l’histoire ? Il est peut-être inutile d’établir qu’elle la contredit. L’inquisition s’était donné pour tâche, non de racheter l’esprit par la souffrance de la chair, mais d’établir l’unité religieuse en exterminant les hérétiques. En les jetant au bûcher, elle